Homélie du 29e dimanche du temps ordinaire 2022
« Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus, qui crient vers lui jour et nuit ? »
Une bonne part de l’éducation consiste à transformer les cris en paroles articulées. Éduquer un enfant, c’est le rendre capable de trouver sa place dans le monde et, pour cela, il a besoin de se dire. Le nourrisson crie, l’enfant balbutie, le jeune s’exprime, l’adulte parle. Chacun de nous est passé par cette croissance et, dans le cours de ce processus a entendu des phrases telles que : « Ne crie pas », « Moins fort, tu me casses les oreilles », « Ça ne sert à rien de crier », « Celui qui crie a toujours tort ». Parfois, ceux qui les ont prononcées voulaient simplement nous faire taire mais, si nous avons eu de la chance, nos éducateurs entendant notre cri nous manifestaient ainsi qu’ils avaient besoin que nous l’exprimions avec des mots pour pouvoir nous aider.
Il n’en va pas de même du Seigneur. Dieu entend notre cri et n’a pas besoin qu’il se civilise pour pouvoir l’écouter. Au contraire, il semble nous pousser à revenir à un cri qui précède tout langage, comme s’il comprenait mieux les cris que les mots. Dans la lettre aux Romains, Saint Paul dit même que « l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables. » Secourir notre prière, ce n’est donc pas nous en donner les mots mais nous rendre capables de l’exprimer sans mots. C’est ainsi que nous sommes appelés à prier.
Peut-être cela nous a-t-il été naturel lorsque nous étions nourrissons, mais aujourd’hui que nous avons appris à parler, la plupart d’entre nous sont devenus incapables de ce cri. Parce que nous avons crié et que cela nous a été reproché ou parce que nous avons crié et que cela n’a servi à rien qu’à nous faire souffrir davantage, nous avons ravalé nos pleurs, nous avons intériorisé notre cri, nous en exprimons la partie socialement acceptable, nous taisons le reste. Si cela est nécessaire à la vie sociale et, le plus souvent, une délicatesse envers les autres, lorsque cette attitude touche notre prière, elle la tue. La prière est un cri, celui « des élus qui crient jour et nuit vers le Seigneur ».
Alors, aidés par l’Esprit Saint, nous pouvons retrouver ce cri, creuser en nous pour le faire jaillir de là où nous l’avons enterré. Pour cela, il faudra tout d’abord réveiller notre cœur, accueillir ce qui le blesse, reconnaître l’injustice qui nous touche et maltraite ce monde, accepter qu’elle nous fasse mal. La parabole souligne que le juge cède parce qu’il est importuné ; pour cela, il fallait que la veuve se laisse déranger par l’injustice qui lui était faite. Elle aurait pu se résigner, elle persiste à se battre. Combien de fois baissons-nous les bras devant un service client impénétrable, une personne bouchée, l’ampleur d’un mal qui touche notre société… mais baisserons-nous les bras devant le Seigneur ?
Ensuite, nous passerons aux exercices pratiques. Au cœur d’une montagne inhabitée, au fond du jardin ou dans la cave, essayons de crier. En commençant là où ça ne porte à aucune conséquence sociale, oserons-nous ? Sans doute nous rendrons-nous compte que ce n’est pas si facile, que ce cri si longtemps comprimé en nous ne peut plus sortir, sans doute faudra-t-il s’y reprendre à plusieurs fois. Mais quand ce cri sortira, aussi pur que fort, aussi inexprimable que profond, alors il pourra être une vraie prière. Nous pourrons unir sa douleur à celle du cri de Jésus crucifié et, comme lui, tout attendre du Père. Amen.