Accueillir l’enfant

Homélie du 25e dimanche du temps ordinaire 2021

« Si quelqu’un veut être le premier »

La vie commence toujours par un enfant. Chacun de nous fut un enfant et chacun le fut à sa manière propre : dans ses rêves ou vivant au présent, un peu perdu ou sûr de lui, heureux ou chagrin, facile ou compliqué. Que notre enfance nous ait été arrachée violemment ou qu’elle nous ait porté jusqu’à ce que nous la quittions pour entrer dans l’âge adulte, elle est l’origine, elle est notre racine et notre ancêtre. Que notre relation à cet enfant soit difficile, mélancolique, heureuse ou troublée, il reste là, à l’intérieur, il n’a pas disparu en cédant la place à l’être que nous sommes aujourd’hui. 

Certes, à mesure que nous avons grandi, nos capacités à nous projeter à l’extérieur de nous-mêmes ont crû. Nous les avons vues se développer presque sans rien faire et nous avons espéré qu’elles croissent encore, nous voulions grandir, maintenant nous voulons encore être meilleurs, plus grands, plus forts. Nous avons tracé des traits au crayon sur le montant de la porte pour voir combien nous gagnions de centimètres et, même la croissance terminée, nous avons cherché à aller plus loin, nous avons traversé les mers, nous avons grimpé les montagnes. En faisant tout cela, nous avons regardé autour de nous et comparé, nous avons regardé le voisin en nous demandant si nous étions devant ou derrière lui ; sur le chemin de la vie, sur les bancs d’études comme au bureau, nous discutons pour savoir qui est le plus grand et nous essayons de savoir si nous valons plus que celui qui est là à côté. Sommes-nous pourtant comparables ? A vouloir monter sur la même échelle, nous risquons à la fois d’écraser les autres et d’y perdre notre personne même dans sa particularité irréductible. Et alors, à quoi servirait d’être le premier de l’école dans la meilleure école de France, de monter sur la première marche du podium si c’est au prix de notre personne ?

C’est à celle-ci que Jésus ramène ses disciples. « Qui accueille un enfant en mon nom, c’est moi qu’il accueille » : l’enfant le plus proche que nous puissions accueillir au nom du Christ est celui que nous avons été. Nous n’avions aucun titre, aucun fait d’armes, aucune heure de gloire à présenter pour nous faire valoir, nous n’avions que nous-mêmes. Dans l’enfant se révèle une personne sans fard ni apprêt. Accueillir un enfant, c’est accueillir une personne pour elle-même sans lui demander rien d’autre que d’être. 

L’enfant est encore là au-dedans de nous, c’est cette personne, ce qu’elle porte de plus précieux et qui veut se déployer. Il faudra peut-être le retrouver en nous dépouillant de tout ce qui nous en a éloigné mais encore en nous débarrassant des complications qui embarrassaient notre enfance et l’empêchaient déjà d’être elle-même. Pourtant, si nous faisons ce travail, si nous mettons l’enfant au centre de notre vie intérieure comme Jésus met au centre du cercle des apôtres l’enfant qu’il leur désigne, nous permettrons à notre croissance de garder ses racines et son sens.

En nous recevant du Christ, nous reconnaîtrons cet enfant, cette personne donnée à elle-même : originale et unique, porteuse d’une flamme fragile mais à nulle autre semblable. Nous pourrons alors choisir d’être meilleur : de ce meilleur de nous-même qui n’entre ni dans les classements ni dans les chronomètres mais qui est ce que nous sommes de plus grand. Amen. 

« Qu’importe ma vie ! Je veux simplement qu’elle reste fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver, des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleines, des interminables grand-messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui – de l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul. Pourquoi néanmoins aurais-je changé ? Pourquoi changerais-je ? Les heures me sont mesurées, les vacances vont toujours finir, et le porche noir qui m’attend est plus noir encore que l’autre. Pourquoi irai-je perdre mon temps avec les hommes graves, qu’on appelle ici, en Espagne : hombres dignos, honrados ? Aujourd’hui non moins qu’hier, leur frivolité me dégoûte. Seulement j’éprouvais jadis ce dégoût sans comprendre. De plus je craignais de devenir un jour l’un d’eux, « Quand vous aurez mon âge… » disaient-ils. Eh bien, je l’ai ! Je puis les regarder en face, sûr de leur échapper désormais. » 

Bernanos, Les grands cimetières sous la lune