Homélie du 5e dimanche du temps ordinaire
« C’est pour cela que je suis sorti »
Qu’est-ce qui distingue le battement d’une horloge de celui d’un cœur ? Un jour tristement mécanique d’une journée de joie ? Quelle différence y a-t-il entre le constat de Job : « La vie de l’homme sur la terre est une corvée […]. À peine couché, je me dis : ‘quand pourrai-je me lever ?’ […] Mes jours sont plus rapides que la navette du tisserand, ils s’achèvent faute de fil. » et la journée de Jésus : « Le soir venu, après le coucher du soleil, on lui amenait tous ceux qui étaient atteints d’un mal […]. Le lendemain, Jésus se leva, bien avant l’aube. Il sortit et se rendit dans un endroit désert, et là, il priait. » ?
Se lever, travailler, se coucher, la réduction de nos vies à leur plus simple expression ces temps-ci rend cette question plus brûlante encore. A quoi bon agir si ce n’est que de la mécanique ? A quoi bon vivre si cela ne sert qu’à faire tourner la roue dans laquelle nous courons ? Le Christ lui-même est pris dans l’activité, on lui court après pour qu’il guérisse, il ne fuit pas ce travail, pire encore, il va ailleurs pour en chercher davantage. Il ne se refuse pas au travail, il veille le soir et se lève avant l’aube. Dans ce passage, sa vie ressemble à celle de tant d’autres qui courent : se lever, travailler, se coucher. Espère-t-il ainsi mettre à bas la misère du monde ? Ne sait-il pas que ces guérisons, aussi nombreuses soient-elles, ne sont rien au regard du nombre de ceux qui souffrent sur cette terre ? Cent vies passées à guérir les malades et à délivrer les possédés n’y suffiraient pas, qu’espère-t-il donc ? Est-il autre chose qu’un rouage supplémentaire ?
Pourtant, Jésus ne tourne pas à la vitesse du temps qui passe mais il bat au rythme d’un cœur. Sa journée est faite d’entrées et de sorties. Des allées et venues qui donnent vie à son action : il entre dans la maison de la belle-mère de Pierre, là on vient à lui ; il sort à l’écart, c’est pour mieux entrer dans la prière et être envoyé, sortir plus loin vers les villages voisins. Et Jésus n’est pas le seul à entrer puis sortir : dans sa systole, il entraîne ceux qui sont atteints d’un mal et qui sont comme aspirés avec lui vers l’intérieur ; dans sa diastole, il emporte les démons qui sont expulsés par la puissance de ses pulsations vitales.
C’est ce mouvement même du cœur de Jésus que nous sommes appelés à épouser, dont nous voulons vivre à notre tour. Entrer et sortir, la répétition est mortelle si elle est mécanique, elle est la joie même si elle fait battre notre vie au rythme du cœur de Jésus. Systole, c’est l’heure du repos ou de la prière : revenons avec lui au cœur, au centre de notre existence, à ce lieu où le Père nous appelle dans l’intimité, entrons au-dedans de nous-même, laissons de côté pour un instant les pensées tumultueuses, déposons en lui nos soucis, remettons à plus tard tout ce que nous avons à faire. Diastole, c’est l’heure de sortir et d’agir : laissons-nous envoyer, luttons, peinons, allons au plus loin, accomplissons l’œuvre qui est notre appel en gardant au cœur ceux pour qui nous le faisons, ceux dont nous avons la charge, ceux sur qui notre travail aura un retentissement.
Repos et travail, prière et action, nuit et jour, notre vie est une succession de moments apparemment contradictoires. S’ils ne sont que les mouvements d’une mécanique, nous crierons avec Job : « mes yeux ne verront plus le bonheur » ; mais demandant au Seigneur de les investir de l’intérieur, joignons-les aux mouvements mêmes de Jésus, à son retour dans la prière, à sa sortie dans le monde. Alors nous serons de plus en plus vivants et nos vies battront au rythme du cœur divin. Amen.
Tout est ordonné à ton cœur qui bat éternellement. Maintenant encore le temps et la durée battent la mesure de la création et, à grands coups douloureux, poussent en avant le monde et son histoire. C’est l’inquiétude de l’horloge, et ton cœur est inquiet jusqu’à ce que nous reposions en toi, et toi en nous, temps et éternité absorbés l’un dans l’autre. Mais soyez tranquilles : j’ai vaincu le monde. Le fracas du péché a disparu dans le silence de l’amour. Celui-ci en est devenu plus sombre, plus flamboyant, plus ardent à cause de l’expérience de ce qu’est le monde. Mais l’abîme moins profond de la révolte a été englouti par la miséricorde insondable, et en battements majestueux règne paisiblement le Cœur divin.
Hans Urs von Balthasar, Le cœur du monde