Homélie de la nuit de Noël
Sur son épaule est le signe du pouvoir ;
Isaïe 9, 5
son nom est proclamé :
« Conseiller-merveilleux, Dieu-Fort,
Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix. »
Homélie de la nuit de Noël
« Conseiller-merveilleux »
« Que la lumière soit. » Tout fut créé d’une parole. Il fut un temps où la parole était puissante. Elle portait sans filtre, elle atteignait sa cible sans hésitation. Puis vint le péché qui l’émoussa ; accusatrice et menteuse après la chute, elle s’émietta en mille mots peinant à porter ce qu’ils essayaient d’atteindre. La tour de Babel illustre cet échec du discours. Depuis lors, combien de brouillons, de ratures, de redites, de lapsus, de malentendus et d’incompréhensions ? L’homme désespère de se dire et d’être entendu ; pire encore, la parole semble ne plus avoir d’effet sur lui. Dieu qui l’avait créé d’un souffle et d’une parole ne trouve pas les mots qui pourraient le sauver. Soit qu’il n’écoute pas, soit qu’il n’écoute qu’à moitié, soit même qu’il se plaise à écouter la parole de Dieu comme une mélodie jolie mais inefficace, tel Hérode se plaisant aux paroles de Jean-Baptiste, l’homme est devenu inatteignable, il s’est retranché derrière un brouillard de palabre, de bavardage, d’affectation, de mensonge.
Il y eut bien sûr quelques succès, quelques moments réussis qui laissèrent un espoir à la parole : les deux appels entendus par Abraham qui lui firent quitter la maison de son père et monter au mont Moriah accompagné de son fils Isaac[1] ; la rencontre au buisson ardent durant laquelle Moïse céda à la demande insistante du Seigneur de libérer son peuple ; la parabole de Nathan préparant David à la flèche conclusive – « cet homme c’est toi ! »[2] et lui ouvrant le cœur au repentir. La parole divine eut quelques fortunes dans le cœur de l’homme mais, au regard de la longueur des temps et de la quantité des mots de l’Écriture, ces moments ne peuvent guère prétendre être plus que des succès d’estime. L’histoire de la parole divine se résume davantage à ce constat désabusé d’Ezéchiel : « Te voilà pour eux comme un chant passionné, à la sonorité agréable, avec une belle musique. Ils écoutent tes paroles, mais personne ne les met en pratique. »[3]
Quelle parole nous sauvera ? Quelle parole sera efficace à convertir nos cœurs ? Avant de la chercher à l’extérieur, plongeons à l’intérieur pour y trouver ce qui reste de parole vraie. Passons un instant au-delà du brouhaha formé par tant de mots qui nous assiègent, laissons de côté le chaos bruyant qui nous presse sans fruit, les automates impersonnels qui réclament notre attention, les phrases prononcées sans y penser, celles que nous avons entendues sans même les écouter, les phrases mélodieuses qui n’ont fait que glisser plaisamment sur nous, entrons plus avant dans la mémoire de nos cœurs et cherchons-y les paroles qui comptent, celle qui nous ont apporté le salut. Là, entrant plus profondément dans le silence pour y trouver le son de la vérité, nous ne nous arrêterons pas sur les compliments qui nous ont touchés en nous trompant, nous tâcherons d’oublier un instant les mensonges que nous avions accueillis comme des vérités avant de nous rendre compte de leur maléfice ainsi que les mutismes qui nous ont laissés blessés. Traversons encore, nous entrerons dans le silence. C’est alors que nous pourrons nous mettre à écouter ce qui compte. En laissant nos yeux s’habituer à l’obscurité, en laissant nos oreilles s’accoutumer au silence, nous trouverons peut-être là, toutes petites, quelques pierres précieuses, quelques paroles qui ont tout changé en donnant sens – un mot d’amour vrai, un conseil attentif et fructueux, une parole de Dieu qui nous a portés, un pur « oui » ou un simple « non » prononcés en vérité…
Remontant à la surface avec une seule de ces paroles, avec un trésor léger et si précieux, nous noterons alors peut-être que ces mots nous donnent vie parce qu’ils ont été prononcés par une personne qui les vivait. La parole qui porte est celle qui est portée, la parole qui donne vie est celle qui est vécue. Ceux qui se sont tenus à n’oser prononcer que ce qu’ils vivaient de tout leur être ont sans doute dit peu de phrases mais celles-ci nous sont bien plus fécondes que tous les mots qui ne viennent de nulle part et n’iront nulle part.
L’enfant né cette nuit est notre salut car il est parole faite chair. Il n’y a en lui aucune distance entre la parole et l’être. Ce qu’il est, il le dit, ce qu’il dit, il l’est. Chacune de ses paroles sera à même de rejoindre notre cœur, chacune de ses paroles est parole de salut. Ce soir, il ne parle pas encore avec des mots, il parle pourtant déjà à ceux qui le contemplent dans sa petitesse. Allons au fond de l’étable, regardons-le, dans le silence, par sa vie, laissons-le nous laver de tous les bruits stériles et faire jaillir en nous la vie. Amen.
[1] Gn 12 et 22
[2] 2 S 12
[3] Ez 33, 32