
Homélie du 29e dimanche du temps ordinaire
« Cette effigie de qui est-elle ? »
Il est des objets d’usage dont nous finissons par oublier l’apparence et, ainsi, le sens. Il y a vingt ans, la première fois que j’ai payé en euros – c’était un jour neigeux de janvier chez un marchand de journaux en montagne –, j’ai saisi quelques pièces dans le kit de monnaie qu’on pouvait alors se procurer et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas payer comme d’habitude, il fallait que je m’arrête pour regarder les pièces car je ne savais pas les identifier du bout des doigts. Ces quinze premiers jours de janvier 2001 sont sans doute les seuls de ma vie, et peut-avez-vous fait la même expérience, où j’ai été étonné de devoir regarder les pièces avant de régler mes achats. Certes, nous pouvons faire une expérience similaire à l’étranger mais, là-bas où tant est différent, elle est moins frappante que chez nous où cet exotisme est vraiment inattendu. Ici, puisque nous les connaissons, nous ne regardons plus les pièces et, ne les regardant plus, nous risquons d’en perdre la signification, ce qu’elles disent de notre insertion dans ce monde. Quand nous oublions et voudrions ne vivre que du ciel, Jésus nous invite très simplement à regarder : « Montrez-moi la monnaie l’impôt ». Toutes les fois où nous pourrions nous croire différents de cette société parce que chrétiens, nous sommes ramenés à la petite pièce de monnaie, à la regarder un instant pour nous souvenir de la terre que nous habitons, des échanges que nous y vivons, des relations que nous y entretenons, de l’existence d’une cité dont nous sommes membres, à laquelle nous participons et de laquelle la foi, tout en nous rendant citoyens des cieux, ne nous extrait pas. « Rendez à César ce qui est à César ».
« Et à Dieu ce qui est à Dieu ». A cette expérience faite en 2001 : la disparition de la monnaie connue – et j’adresse ici une pensée émue au dernier billet de 50 francs – fait écho aujourd’hui une expérience bien plus déchirante : celle de la disparition des visages. Voici que les visages nous sont très largement retirés. Jusqu’à présent, la perte du visage était, pour nous, liée à la mort. Certains ont assisté à ce moment douloureux où venant fermer le cercueil d’une personne aimée nous regardons une dernière fois ce qu’il reste de son visage sur les traits de son cadavre pour essayer de garder ce qui d’elle nous a révélé le Dieu dont elle est l’image. Au moment où l’aimé est retiré à notre regard, nous voudrions encore le contempler.
En ces temps où, pour protéger les plus fragiles, disparaissent les visages de nos églises, de nos espaces publics, de nos lieux de travail et parfois même de nos rencontres familiales, nous voudrions revoir la beauté qui se donne sur la figure de nos frères. Ces jours-ci, le film le plus réaliste nous fait apparaître un monde enchanté où les acteurs se prennent par la main et dans les bras et où, surtout, nul ne porte de masque : nous retrouvons sur l’écran, la joie qu’est la vue de visages qui se présentent sans crainte et sur lesquels rayonne la gloire de Dieu. Nous mesurons alors le trésor qu’est le visage présenté ainsi dans sa nudité, cette face où se donne à voir l’effigie du Créateur. C’est peut-être l’heure toute particulière de rendre à Dieu ce qui est à Dieu en reconnaissant le cadeau que nous fait le Seigneur dans cette image de lui-même qu’est le visage de chacun.
Nous pourrions trop vite croire que ce qui nous est retiré nous encouragera à mieux contempler les visages de nos frères au jour où nous pourrons de nouveau les voir. Malheureusement, l’expérience nous enseigne que ce n’est pas parce que nous avons souffert de perdre quelque chose que nous sommes mieux à même de le recevoir au jour où il nous est rendu, c’est même souvent l’inverse. Si la routine peut nous faire perdre le goût des richesses dont nous prenons l’habitude, leur disparition peut nous accoutumer à leur absence. Combien ont souffert d’être séparés des sacrements durant le confinement qui reconnaissent aujourd’hui avoir du mal à retrouver la fidélité à la messe dominicale ? Toute perte risque de scléroser en nous les voies par lesquelles nous recevons ces biens. En demandant au Seigneur qu’un temps revienne où nous pourrons de nouveau montrer nos visages, en le bénissant pour les visages de nos proches où il se montre encore à nous, rendons à Dieu ce qui est à Dieu et entrons dans la contemplation de l’effigie qu’il a laissée de lui-même sur chacune de nos personnes. Amen.