Je ne veux pas

Homélie du 26e dimanche du temps ordinaire

Le regard de Dieu se pose sur moi. J’entends sa voix qui me dit : « Mon enfant, va travailler à ma vigne. » Cet appel réveille en moi quelque chose d’évanoui : une aventure possible, un risque dont j’ai soif, un air frais auquel j’aspire depuis si longtemps. Le Seigneur s’est penché sur moi, il me donne une place dans son œuvre, il m’attend pour faire partie de ses collaborateurs. Il a vu mon cœur, il connaît mon être, il me dit à l’oreille : « Viens dehors » comme il l’a crié à Lazare enfermé dans son tombeau. Sa voix me réveille, je ne désire que cette vie, si seulement je pouvais y répondre. J’esquisse un mouvement, je me sens endolori, impuissant. Ne peuvent répondre à Dieu que ceux qui sont déjà à l’œuvre et vivent de sa vigne. Sa voix pouvait me réveiller mais elle ne peut se lever à ma place et je sens en moi, en même temps que l’aspiration à cette vie, la pesanteur de mon être incapable de sortir de sa torpeur. 

Il m’a appelé, je rêvais de dire oui, de sortir de la mort qu’est ma vie actuelle, il m’a appelé et je me suis entendu dire : « je ne veux pas ». La porte s’est entrouverte, j’ai aperçu la lumière du jour et une main – est-ce vraiment la mienne ? – une main l’a saisie et refermée sur moi. La porte a claqué, j’ai sursauté et la nuit s’est faite de nouveau. C’était à moi seul que le Seigneur s’adressait, la main qui l’a repoussée c’est donc bien la mienne. Je me suis refusé à la joie de cette vie nouvelle. Me voici de nouveau dans les ténèbres, elles semblent s’être encore davantage épaissies depuis que j’ai entrevu la possibilité du jour. La voix du Seigneur s’est tue, elle a plongé dans le passé. Je lui ai dit non. Désormais, je suis perdu. Cette main tendue que j’ai rejetée ne me sera certainement plus proposée, j’ai gâché ma chance, pourquoi en aurais-je d’autres ? et, quand bien même, comment répondrais-je autrement, avec quelles forces ? 

Dans cette obscurité, continue pourtant de résonner en moi l’appel prononcé par Dieu, il s’est éloigné mais ne s’est pas tu. J’entends aussi les échos de la réponse que j’ai donnée. Ils se répondent dans le silence. « Viens dehors », « Je ne veux pas ». L’opposition est sans issue, je me refais le film et n’arrive pas à donner une autre réponse. Dieu m’appelle, répondre à son appel serait ma joie mais je ne trouve pas en moi la possibilité de le suivre. Je suis bloqué, enfermé, perdu. 

Puis, au fond de la nuit, inattendue, une musique nouvelle se lève comme un murmure, je ne comprends pas encore les mots mais il me semble qu’une possibilité s’ouvre entre la volonté divine et mon incurable refus. Sont-ce mes paroles mêmes que j’entends le Christ reprendre : « Que cette coupe passe loin de moi ! » Est-ce le Fils éternel qui parle ? J’attendais de sa bouche un nouvel appel aussi joyeux que douloureux, désirable qu’inaccessible, voilà qu’il ne se fait plus l’écho du Père mais le mien. Il s’est saisi de mon refus, il répète mon « Je ne veux pas ». Il le reprend, il ne s’y oppose pas, il en fait ses propres mots, il le garde, je sens même qu’il le purifie. Qu’en veut-il faire ? Pourrait-il en sortir quelque chose ? 

Un miracle se produit : voilà que je peux déposer mon « je ne veux pas », non plus contre lui mais en lui. C’est de l’intérieur de moi qu’il vient transformer mon être. Trois fois, il répète les mêmes paroles – « Que cette coupe passe loin de moi ! » – et déjà je sens en moi quelque chose s’ouvrir. Est-ce mon rejet qu’il me demande ? Seigneur, n’attends-tu pas de moi un « oui » ? Que pourras-tu faire de mon « je ne veux pas » ? Puisque je n’ai que cela, puisque je ne sais répondre à ton appel autrement, puisque tu me le demandes, ce refus, je te l’abandonne, fais-en ce que tu veux. 

« Que cette coupe passe loin de moi ! » Seigneur, j’ai répété tes paroles, et les suivantes sont venues, d’abord presque sans moi et puis, de plus en plus fortement, elles se sont faites miennes. Petit à petit, avec patience, tu les as prononcées pour les faire naître dans mon cœur et sur mes lèvres « Cependant, non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux ». Je ne t’ai pas caché ma résistance, je t’ai laissé y entrer, tu y es venu et tu l’as illuminée de l’intérieur, tu m’as ouvert à la joie de ta volonté. Amen.