Abraham et Isaac

Homélie du 13e dimanche du temps ordinaire

« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. 
Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. »

L’enfantement tisse entre père, mère et fils, fille des liens ambivalents. Le cordon ombilical, moyen par lequel l’enfant se nourrit au sein de sa mère, peut l’étouffer et lui donner la mort. Pour vivre, l’enfant a besoin de liens avec ses parents autant que de l’affranchissement de ces liens ; l’enfant est un voyageur qui trouve chez ses parents les moyens de partir. C’est la raison pour laquelle, il y a un rapport direct entre l’hospitalité et l’enfantement. L’enfant qui naît du couple de Sunam est le fruit de leur accueil du prophète Élisée. C’est l’ouverture de cœur qui est féconde, celle qui reçoit et laisse partir.

La maison familiale idéale est celle où l’on a grandi en sécurité, celle où petit à petit nous a été ouvert un extérieur qui déjà nous appelait à l’aventure. Il y avait une chambre, un lit où reposer mais déjà un dehors où se risquer, des arbres auxquels grimper, des fleurs à contempler, des bêtes à domestiquer. Un jour, nous l’avons quittée mais elle est restée en nous-mêmes, si nous ne pouvions y retourner, comme un refuge portatif, un lieu où revenir quand nous étions frigorifiés par les tempêtes de cette vie.

Malheureusement, la vie est rarement parfaite et cette demeure idéale, ce refuge que devraient être les cœurs de notre mère et de notre père, le cœur de ceux qui nous ont abrités depuis notre enfance pour que nous puissions vivre libres et heureux, ce refuge s’est souvent présenté autrement : nous avons cru pouvoir nous appuyer dessus et il a cédé sous nos pas, nous pensions qu’il serait un toit sur notre tête mais, aux jours de pluie, nous avons été trempés par l’orage qui passait à travers les défauts et les manques de ceux dont nous attendions peut-être trop. D’autres fois, cette maison s’est changée pour nous en prison, nous espérions y trouver l’accueil, nous avons été pris dans un filet dont nous avions peine à nous sortir. Parfois enfin, ce refuge nous a été arraché soudainement et violemment par la mort et nous nous sommes retrouvés comme des vagabonds, n’ayant plus qu’un souvenir imparfait pour nous abriter.

Les liens que nous avons avec nos parents sont faits de tout cela. Avec ce matériel dont ils disposaient, nombre d’entre nous ont cherché à construire, à leur tour, une demeure pour leurs enfants. Devenus parents, conscients de la fragilité de leurs moyens, ils se demandent comment assurer l’abri à leurs enfants sans les y enfermer, comment les accueillir tout en leur ouvrant grand les portes de l’aventure. Ils redoutent que leurs enfants manquent de quelque chose mais ils craignent aussi de les enchevêtrer dans les liens de leur affection. Ils savent que, pour être libres, leurs enfants ont besoin de pouvoir se réfugier dans leur bras à certaines heures autant que de les fuir à d’autres, de recevoir leurs paroles d’encouragement et de confiance autant que d’entendre une parole d’autorité qui tienne face à leur opposition, de proximité et de distance. 

Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. La maison des chrétiens n’est pas moins pleine de défauts que les autres, son toit peut être percé, certaines de ses fenêtres bouchées… Sa différence est d’être établie en Dieu, d’être construite sur le Christ, d’avoir pour foyer l’Esprit Saint. Les liens qui s’établissent entre parents et enfants, le lien parfois si complexe que nous avons avec notre mère, avec notre père, avec nos enfants, le Christ nous demande de le lui abandonner afin qu’il puisse être vraiment porteur de vie. Nous ne dénouerons pas la pelote par nous-mêmes, lui le peut. Quelle que soit l’histoire de notre naissance, les intrications de notre origine, déposons-les entre ses mains. Au jour où Abraham montait avec Isaac sur le mont du sacrifice, c’est ce lien qu’il déposait entre les mains de Dieu. Il ne tuait pas son fils, il le délivrait de ce que le lien pouvait avoir d’emprisonnement. Il avait reçu Isaac de Dieu au jour de son hospitalité, il le déposait entre les mains de Dieu du même cœur ouvert. En préférant Dieu à son enfant, Abraham donnait vie à son fils et le recevait à neuf. Isaac serait mort d’être conservé, il a vécu d’être ainsi offert. Amen.