Pain d’éternité

Homélie de la fête du Saint-Sacrement

« Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement »

Nous nous approchons davantage de l’éternité dans l’éphémère d’un instant que dans la longueur des années. Pour goûter un peu de ce que peut être l’éternité, il ne s’agit pas d’étendre notre existence au-delà de ses limites actuelles, il ne s’agit pas de multiplier les années par 10, 100 ou 1000 mais au contraire de revenir à la grâce de l’instant, car l’éternité n’est pas la perpétuation de notre temporalité, c’est l’instant suspendu. 

En effet, nous ne connaissons le temps que comme l’alternance d’instants heureux et malheureux, paisibles et douloureux, indifférents et décisifs. Ils se suivent les uns les autres sans se ressembler, ils se succèdent ; et, parmi l’infinité d’instants que compte chacune de nos vies, il en est qui demeurent en nous comme éternels. Une rencontre, un sourire, la splendeur d’un sommet, un moment de prière, la réception d’un sacrement, autant de minutes qui bien que passées, demeurent en nous, inoubliables.

Notre drame est de ne pouvoir revenir à aucune d’entre elles. Nous avons eu l’impression de toucher le ciel puis, très vite, presqu’immédiatement, nous avons dû lui dire adieu. Lorsqu’un instant de joie nous est donné, nous le retiendrions bien mais voilà déjà qu’il sombre dans le passé et s’évanouit. Il nous est impossible de capitaliser ces minutes de bonheur, il n’y a pas de grenier où nous puissions les épargner pour les y retrouver et les faire revivre. Dieu seul pourra nous les rendre, Dieu seul pourra en tisser l’éternité. 

Ce ciel que nous effleurons en certaines secondes, il descend jusqu’à nous dans l’Eucharistie. Au moment de l’offertoire, c’est chacune des minutes de nos vies que nous présentons au Seigneur avec le pain et le vin. Du temps écoulé depuis la dernière messe à laquelle nous avons assisté, que restera-t-il dans l’éternité, que voudrions-nous qu’il reste ? En même temps que nous déposons notre offrande, nous abandonnons ces instants d’éternité entre les mains du Seigneur. Nous ne pouvons ni les retenir, ni les reproduire mais Dieu peut nous les rendre au jour de son éternité.

Nous venons et revenons à la messe pour que pas un de ces instants ne soit perdu, pour les mettre dans la seule épargne dont nous puissions espérer un fruit. Ces instants ne sont plus à nous, ils sont passés déjà, parfois nous avons essayé de les conserver et ils ont pourri entre nos mains ; alors nous les abandonnons ici à l’autel, nous les remettons à Dieu. Par sa présence eucharistique tout au long de notre vie – pour beaucoup depuis notre plus tendre enfance –, par chacune de ces messes auxquelles nous sommes allés, par chacune de nos communions, par chaque temps d’adoration où il a rejoint notre existence, le Seigneur entraîne vers le ciel les instants de notre histoire et il en façonne l’éternité. Jours joyeux de notre enfance, jours heureux de nos amitiés, jours rayonnants de nos amours, jours ensoleillés de la grâce, jours resplendissants du bonheur d’aimer et d’être aimés, jours de paix et de lumière, instants de rien qui pourtant nous ont comblés : dans la porte entrouverte sur le ciel qu’est l’Eucharistie, nous les offrons sans réserve pour qu’au jour unique et dernier, le Seigneur nous les rende transfigurés et éternels. Amen. 

« Ce qui donne un prix infini aux plus humbles échanges, c’est la part d’adieu qu’ils contiennent »

Gustave Thibon, Le voile et le masque