Le bon combat

Homélie du 7e dimanche du temps ordinaire

« Aimez vos ennemis »

Ô Babylone misérable, heureux qui te revaudra les maux que tu nous as valus, heureux qui saisira tes enfants, pour les briser contre le roc ! (Ps 136, 8-9) Depuis Abel et Caïn jusqu’au combat eschatologique de l’Apocalypse, en passant par ce psaume, la Bible s’apparente à une épopée conquérante. Le Christ lui-même marche vers la Croix comme un soldat s’avançant sur le champ de bataille : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Lc 12, 49), et, à la messe, nous acclamons le Tout-Puissant en le chantant Dieu Sabbaoth c’est-à-dire Dieu des armées.

À notre époque extérieurement paisible, ces passages de l’Écriture paraissent souvent trop guerriers et sanguinaires. Pourtant, il nous faut reconnaître à leur lecture que la révélation chrétienne s’accommode assez mal d’une philosophie de la pure non-violence. Cet aspect combatif est une part irremplaçable de la Révélation et nous oblige à entendre qu’il y a une lutte à laquelle nous sommes convoqués : lorsque Jésus nous demande de ne pas riposter au méchant, de tendre l’autre joue et d’aimer nos ennemis, il ne prêche pas la non-violence mais le bon combat.

La sainteté n’est pas l’anesthésie du feu qui brûle à l’intérieur de nous, elle est l’usage de cette force pour que triomphe la vérité, elle est l’application de la toute-puissance divine à la victoire du bien. Il ne s’agit donc pas de rejeter l’hostilité en elle-même mais de ne pas se tromper d’ennemi. De ce point de vue, rien n’a changé depuis Caïn, jaloux de son frère, à qui le Seigneur disait : « Le péché est accroupi à ta porte. Il est à l’affût, mais tu dois le dominer » (Gn 4, 7). Déjà, Dieu poussait Caïn à ne pas faire la guerre à son frère mais au péché faisant son œuvre en son propre cœur. Abel n’était pas l’ennemi, la jalousie était l’ennemi ; pourtant Caïn n’a pas écouté le Seigneur, il a cru voir en son frère le rival à abattre, il l’a tué et s’est retrouvé plus vaincu encore parce que, ce faisant, il avait laissé le mal gagner davantage sur lui. 

Aujourd’hui, à l’écoute du Christ, il s’agit donc de discerner nos véritables adversaires. Il y a ceux que nous croyons ennemis mais que le Christ nous appelle à aimer et il y a ceux qui sont les véritables adversaires ; il y a les premiers contre lesquels nous devons refuser de dresser nos armes pour mieux les tourner contre les seconds qui veulent notre perte. Ce discernement, nous l’opérons à la lumière de Dieu pour nous ranger de son côté et lutter uniquement contre ceux qui s’opposent à lui. Au jour de notre baptême, nous avons rejeté décisivement le péché et celui qui y conduit, nous avons renoncé au mal et au Démon. Depuis, c’est chaque jour que nous demandons à Dieu la clarté du regard qui nous donne de haïr ces adversaires. Aimer nos ennemis, prier pour ceux qui nous persécutent, c’est reconnaître qu’en chaque homme comme en nous le mal est à l’œuvre mais qu’il n’a pas gagné la partie, c’est regarder ce qui, en celui qui me frappe, est encore illuminé par la grâce, c’est souhaiter la victoire de cette lumière, c’est entrer dans le bon combat.

Au pied de la croix, parmi ceux qui crucifièrent Jésus, il y en eut pour lesquels cette prière : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34) a porté du fruit, à commencer par le centurion qui proclama quelques instants plus tard : « Celui-ci était réellement un homme juste » (Lc 23, 47). Il en alla de même au jour du martyre d’Étienne : il priait pour ses bourreaux parmi lesquels se trouvait le futur saint Paul. 

Le combat qu’a mené le Christ jusqu’à la mort est un combat intérieur contre les seuls ennemis véritables, ceux qui veulent nous retenir dans la mort. C’est à sa suite que nous entrons dans l’armée de la lumière pour vaincre avec lui en aimant avec lui. Quand les coups qui s’abattent sur nous sont douloureux, quand on nous réquisitionne, quand on nous gifle, quand on nous persécute, demandons encore au Christ de voir que derrière la main qui nous frappe, il y a un cœur partagé que le mal n’a pas totalement envahi et qu’il est en chacun, aussi méchant soit-il, un interstice par lequel passe encore la lumière. Là est notre espérance pour celui qui se veut notre ennemi, que recule le mal et que cette lumière l’envahisse tout entier comme, à la prière d’Étienne, elle inonda Paul en chemin vers Damas.  Amen.