Homélie de l’Épiphanie
« Ils regagnèrent leur pays »
Que firent les Mages après avoir contemplé l’Enfant-Jésus ?
Ils venaient de contempler Dieu fait homme, ils avaient fait la rencontre de leur vie. Elle leur avait coûté bien des peines, elle leur avait demandé bien des sacrifices. Ils avaient étudié durant des années, ils avaient scruté les étoiles et les écrits anciens, s’étaient mis à l’écoute du monde, des ancêtres, des savants, de la nature. Un jour, armés de tant de science, ils avaient pris la route vers l’ouest, ils avaient marché de leur Orient jusqu’à Jérusalem et, de là, grâce aux indications des juifs, ils étaient enfin parvenus à Bethléem. Leur course touchait à son terme, l’objet de leur recherche était devant eux : toute sagesse, toute connaissance, tout ce qui peut combler l’esprit et le cœur des hommes étaient là devant leurs yeux ébahis. Ce petit enfant était la vérité, la parole, la lumière qu’ils cherchaient dans leur obscurité. Ils ne pouvaient rien désirer de plus. Ils se prosternèrent devant lui et lui offrirent leurs cadeaux : la quête de leur vie était accomplie. Voir l’enfant-Dieu et mourir, ils n’auraient rien demandé de mieux.
Ils ont vécu pourtant. Leur existence ne s’arrêta pas à la crèche. Qu’allaient-ils donc faire ? Forts de cette rencontre, ils auraient pu partir annoncer la nouvelle, faire connaître au monde celui qu’ils avaient contemplé. Ils avaient tant peiné pour se prosterner devant le roi du monde, que n’ont-ils fait savoir à d’autres qu’il était né ?
Que firent donc les Mages après avoir contemplé l’Enfant-Jésus ? Ils regagnèrent leur pays, autrement dit ils revinrent chez eux. Certes, il y a Hérode mais ses menaces ne sont pas la seule raison pour laquelle les Mages se taisent ; d’ailleurs, ils ne sont pas les seuls à faire silence, Jésus lui-même va être caché. Cette épiphanie, cette manifestation de Dieu, sera mise comme derrière un voile pendant trente années. Durant ce temps, Jésus est ignoré de tous et les Mages eux-mêmes ne le font pas connaître au monde. Au contraire, ils ne disent rien et, plus encore, ils regagnent leur pays, c’est-à-dire qu’ils retournent sur leur terre, ils reviennent à l’intérieur. En effet, son heure n’est pas encore venue, comme le Christ le déclarera au moment de se manifester de nouveau aux Noces de Cana.
Pourtant, à Noël, Dieu a tout donné. Il n’est pas né incognito. Il s’est révélé au monde, les Mages sont là pour en témoigner. Cependant, cette révélation n’est pas comme l’éclair qui jaillit, illuminant l’horizon d’un bout à l’autre. Elle n’a de l’éclair que la brièveté. Par la suite, durant trente ans, sa clarté sera cachée de tous sauf de ceux dont elle a brûlé le cœur comme la foudre marque la rétine. Marie est l’image parfaite de ceux-ci : elle retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur. Délestés de leur or, leur encens et leur myrrhe, les Mages aussi rentrent chez eux avec un autre trésor : la mémoire d’une rencontre. D’un point de vue extérieur, rien ne semblera avoir changé ; pour leurs hypothétiques voisins, ils sont revenus d’un long voyage et reprennent leur vie comme on remet un vieux vêtement ; pourtant, dans leur cœur, tout est différent, ils sont habités de la présence de l’Enfant qu’ils ont contemplé et, en même temps qu’il grandira à Nazareth, il va grandir en eux, illuminé par leur silence et arrosé par leur méditation.
Dieu perd ainsi trente années. Trente années durant lesquelles le monde continue d’aller de travers, trente années qui démarrent par le massacre des Saints Innocents, trente années de silence où rien n’a changé. Pourtant, trente années dont l’économie aurait été le pire des gâchis. Les éducateurs savent bien qu’un enfant mis trop tôt à l’usine, au champ, ou, pire, à la guerre, est comme abîmé, gâché d’avoir été forcé de produire du fruit avant de pousser des racines. Plus l’œuvre est grande, plus elle est essentielle, plus elle est urgente, plus l’urgence est de prendre son temps, de l’enraciner, de lui donner d’être forte et solide avant que d’affronter le monde extérieur. Ici, c’était la plus grande, la plus essentielle, la plus urgente de toutes les œuvres que le monde ait connue. Amen.
Il ne faut pas qu’il y ait de malentendu parmi nous sur ce qu’il y a d’urgent. Ce qu’il y a d’urgent, c’est de savoir ce que l’on dit. Ne recommençons pas le bourgeois pressé qui crie à son cocher : « Allons, roulez, cocher, ventre à terre. Mais, monsieur, où allons-nous ? – Roulez, roulez toujours, nous verrons tout à l’heure, je vous le dirai en route. » Ce qu’il y a d’urgent, c’est de prendre son temps, c’est de ne pas bafouiller, de réfléchir, de penser, de voir, de prévoir. Ce qu’il y a d’urgent, c’est de faire une heure de métaphysique et deux heures de morale par semaine. C’est de faire des retraites sur soi-même, avant et après de parler aux paysans. Savoir ce que l’on dit, savoir ce que l’on fait, savoir où l’on va. Tourner sa langue avant que de s’en servir. Se cultiver l’esprit, pour qu’il rapporte, parce qu’il faut parler pour dire, et non pas dire pour parler.
Il ne faut pas qu’il y ait de malentendu parmi nous sur ce qui est bourgeois. Ne faisons pas de fausse économie. Évidemment les épargnes fausses, qui reviennent cher. Ne pas lire avant de parler, pour gagner du temps, ne pas acheter le livre de fond pour gagner de l’argent à la brochure de propagande, c’est mal administrer son temps, c’est mal administrer sa finance. Au fond c’est faire un mauvais calcul. N’éliminons pas le trois cinquante. N’oublions qu’un sou de journal par journal fait dix-huit francs vingt-cinq au bout de l’année. Surtout ne laissons pas dire que les livres sérieux ne sont bons que pour les bourgeois vu que l’humanité n’est pas faite afin de réaliser le socialisme, et que c’est nous au contraire qui faisons le socialisme afin de réaliser l’humanité.
Je ne crois plus, mon cher docteur, aux hommes pressés. Tous les affaires, tous les affolés, tous les rapides que j’ai connus n’ont jamais rien produit à ma connaissance, mais il m’a été donné d’approcher quelques-uns des hommes qui produisent le plus de travail ouvrable. Soyez assurés, docteur, qu’ils ne courent pas au pas à pas gymnastique.
Charles Péguy, Lettre à M. Charles Guiyesse