Homélie du 2e dimanche de carême

« Nous avons notre citoyenneté dans les cieux »
Redescendant de la montagne, lorsque nous roulons sur cette route en lacet en regardant la neige qui s’étiole jusqu’à disparaître totalement pour laisser la place à des étendues d’herbe sèche, nous sommes pris d’un sentiment tout particulier. Au moment de retourner sur terre, de retrouver la plaine et bientôt la ville, la mélancolie nous envahit. Là-haut, nous nous étions rapprochés de Dieu. L’air était pur, la lumière était sans voile. Comme au sommet du grand huit entre la montée et la descente, dans cet instant très court où le temps semble suspendu, nous étions en apesanteur.
Nous retrouvons alors notre vie habituelle et nous nous demandons de quel côté se trouve le rêve et de quel côté est la réalité. Avons-nous vécu d’utopie quand nous étions sur la montagne ? nous sommes-nous bercés d’illusions ? Nous disons parfois en redescendant que nous revenons à la vie réelle. Est-ce bien vrai ? Jésus est-il apparu en vérité à ses apôtres au jour de sa gloire de transfiguré sur la montagne ou bien au jour de la croix quand cette gloire semblait avoir totalement disparu ?
Nos rêves ne sont jamais féconds sans le détour de leur anéantissement. Le visage que Pierre, Jacques et Jean ont contemplé sur la montagne correspondait profondément à la réalité de ce qu’était Jésus, pourtant c’est par la croix que cette lumière entrevue à la transfiguration rayonnera sur le monde. Sur la montagne, nous y avons goûté, nous avons touché le ciel et nous avons osé croire au bonheur.
Plus ou moins durement, le quotidien vient râper ce bonheur et obscurcir cette lumière. Notre appel est alors de garder au secret de notre cœur ce que nous avons reçu là-haut, d’y être fidèle alors même que tout semble dire que ce n’était qu’une illusion. C’est ainsi que ce qui a été entrevu pourra s’accomplir, et plus seulement de manière éphémère mais éternellement. Nous avons aperçu le ciel et nous en avons été emplis d’une joie profonde. L’espérance nous a brûlé le cœur mais elle ne pourra rayonner et s’établir définitivement en nous que si nous la choisissons lorsque tout semble lui donner tort.
Il y a là une épreuve de notre liberté afin que nous ne nous bercions pas d’illusion mais que nous choisissions véritablement la lumière jusque dans la purification qu’elle opère en nous. Pierre aurait bien voulu dresser trois tentes pour s’établir sur la montagne ; nombre d’entre nous auraient aimé ne pas avoir à descendre cette fichue route en lacet et demeurer dans la clarté des monts enneigés. Nous aurions voulu rester aux moments de notre existence où nous vivions d’une paix lumineuse mais ils ont passé sans que nous puissions les retenir. Il nous reste à les garder au cœur à travers les épreuves. Pierre, Jacques et Jean sont redescendus et ils ont connu la croix, nous sommes redescendus vers nos difficultés et nos épreuves quotidiennes : en gardant au cœur ce que nous avons entraperçu de la gloire de Dieu, nous lui donnerons de rayonner définitivement et pleinement en nous, et, à travers nous. Nous avons cru saisir la lumière à pleines mains mais nous n’avons fait que l’effleurer, le Seigneur veut nous la donner en plénitude, c’est à cela que nous nous préparons en lui ouvrant nos existences, en étant fidèle à ce que nous en avons déjà reçu. Amen.
« Restez fidèle à ce que vous avez entrevu de plus pur et de plus haut – et croyez encore que c’était vrai alors que tout vous dira, autour de vous et en vous, que c’était faux… » « Les inévitables désillusions de la vie terrestre agissent comme une meule qui, suivant la trempe de l’âme, émousse ce pressentiment jusqu’au néant ou l’aiguise jusqu’à l’éternel. D’où le devoir de purifier l’espérance jusqu’à l’attente de ce Bien suprême en qui notre âme prostituée aux idoles retrouve son innocence première et, selon le mot du poète, ‘descend, réveillée, l’autre côté du rêve’ »
Gustave Thibon, L’illusion féconde