
Homélie du 6e dimanche du temps ordinaire
« Heureux, vous qui avez faim. »
Depuis les origines, le Seigneur invite l’homme à la faim. De l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas ; car le jour où tu en mangeras, tu mourras. C’est en voulant combler cet appétit par eux-mêmes que l’homme et la femme sont tombés dans le péché et le malheur qui s’est ensuivi. Lorsque Jésus déclare : Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, c’est toujours le créateur qui se penche avec compassion sur sa créature et la voit incapable d’attendre le bonheur qu’il a prévu pour elle et, par conséquent, incapable de l’accueillir. En effet, le Seigneur désire notre bonheur depuis toujours. C’est pourquoi, après avoir créé l’homme et la femme, la première chose que fait Dieu est de les bénir ; la relation que Dieu entretient avec nous est avant tout bénédiction. Il désire notre bien, il nous veut heureux ainsi que le proclame ici Jésus : Heureux !
C’est paradoxalement pour cela qu’il attend que nous soyons pauvres et affamés. Avant le péché, il n’en allait pas ainsi, car Adam et Ève étaient dans une relation parfaite et permanente avec le Seigneur, ils étaient en même temps pauvres et comblés, leurs cœurs recevaient en continu les bienfaits de Dieu, si bien qu’ils étaient à la fois pauvres de tout et riches de Dieu, comme des mains ouvertes dans lesquelles coule une eau vive et qui ainsi ne possèdent rien tout en ne manquant de rien. Celui qui habite à côté d’une source n’a pas besoin de remplir des tonneaux, il lui suffit de s’y abreuver. La soif n’est pas pour lui quelque chose d’angoissant mais au contraire l’invitation joyeuse à l’étancher. Ainsi nos premiers parents vivaient en permanence de la vie de Dieu qu’ils recevaient à mesure que leur désir d’elle grandissait.
Depuis le péché, il n’en va plus de même. Comme nous nous sommes mis à nous défier de Dieu, à craindre qu’il ne nous comble pas, qu’il nous frustre, nous avons préféré boucher nos cœurs d’ersatz de Dieu, d’imitations de l’amour qui ne nous rassasient pas. Nous ne sommes pas heureux, mais au moins évitons-nous ainsi de souffrir de la privation. Nous prenons des coupe-faim et nous en perdons l’appétit de Dieu. Nous préférons nous distraire qu’aller creuser notre soif dans la prière, nous abrutir de bruit que d’affronter le silence, nous étourdir de relations superficielles que de risquer notre solitude.
Pour pouvoir nous nourrir de nouveau, pour pouvoir nous combler, Jésus nous invite à un détour : celui du manque. Heureux vous les pauvres, Heureux vous qui avez faim, Heureux vous qui pleurez, Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent. Cela signifie : creusez votre faim pour prendre le chemin qui mène au rassasiement véritable. Dieu désire des mendiants qui aient les mains vides afin de pouvoir les combler. La deuxième partie des phrases de Jésus appelle un acte de foi : le royaume de Dieu est à vous, vous serez rassasiés,vous rirez, votre récompense est grande dans le ciel. Elles sonnent comme autant de promesses dont nous ne goûtons que les arrhes. En faisant confiance au Christ, entrons dans ce choix radical, faisons de la place pour Dieu : plutôt la pauvreté qu’une autre richesse, plutôt la faim qu’une autre nourriture, plutôt la mort qu’une autre vie. Il nous la donne déjà dans la communion puisqu’au tu n’en mangeras pas, répond – à l’autre bout de l’écriture – le prenez et mangez-en tous. Le jeûne eucharistique peut nous paraître anecdotique, il nous enseigne pourtant simplement ce qui devrait être le souci de notre vie : avoir suffisamment faim pour que le Seigneur puisse nous nourrir de lui-même. Amen.
« On ne devrait nourrir l’amour que de choses très pures. Et peu importe qu’il ait faim, car la faim est encore son meilleur aliment, mais on veut le suralimenter et on l’empoisonne. Le symbole de la manne dans le désert s’applique parfaitement à lui. Seulement la manne paraît fade et le désert monotone : on retourne à l’Égypte et à ses oignons ; on en gave l’amour et, pour engraisser son corps, on tue son âme. » Gustave Thibon, Notre regard qui manque à la lumière