L’Amour est un fleuve

Homélie du 2e dimanche du temps ordinaire

« Il y eut un mariage. »

On voit souvent un mariage comme le commencement d’une vie à deux et l’on a raison ; cependant, n’oublions pas que les noces sont aussi l’aboutissement d’un chemin qui a commencé quelques temps plus tôt. Les débuts d’une histoire d’amour sont fréquemment marqués par la crainte de ne pas être reçu, la douleur de ne pas savoir dire, le tourment de l’éloignement et de l’absence. L’amoureux est plein d’amour mais ne sait pas encore s’il va pouvoir le donner à celle qu’il aime. Les noces célèbrent le moment du don ; dans l’échange des consentements, chacun a le bonheur de pouvoir enfin déposer en l’autre l’amour dont il était trop riche. 

Si les époux de Cana sont étrangement discrets, c’est que d’autres noces sont en train d’être célébrées. En effet, Dieu étouffe sous le poids d’un amour que nous refusons tandis que, de notre côté, nous mourons par manque d’amour. Depuis le premier péché qui a coupé le flot qui allait de lui vers nous, Dieu est trop plein, nous sommes trop vides. Nous manquons de vin et, au milieu du banquet, se tient celui qui peut nous en donner. Le contenant est ici, la source est là ; Dieu est amour, nos cœurs sont secs mais de l’un à l’autre, il y a la séparation imposée par notre refus qui s’enferme dans son dénuement. Nous ne savons plus accueillir le vin dont nous avons soif et le Seigneur croule sous son excédent sans trouver à le faire couler en nous. 

Voilà qu’à Cana, cet amour trouve à se donner. Ces noces sont à la fois un rappel et une promesse. Elles sont un rappel de l’Annonciation et une promesse des noces de l’Agneau. De l’Annonciation tout d’abord, car Marie est là. Elle ne manque pas de vin, elle ne dit pas : « Nous n’avons plus de vin » mais « Ils n’ont plus de vin ». En effet, pour sa part, elle est pleine de grâces, elle est la première à avoir accueilli à plein en son cœur l’amour débordant du Seigneur. Marie intercède car, pour en vivre, elle connaît la pauvreté inhérente à la condition humaine tout autant que la richesse de l’amour divin. Elle est le cœur vide qui s’est laissé emplir. En priant ainsi : « Ils n’ont plus de vin », Marie est le passage entre Dieu qui veut se donner et l’humanité qui souffre de son manque. 

Marie tente donc une médiation mais elle entend : « Mon heure n’est pas encore venue », autrement dit cette humanité n’est pas encore accueillante à l’amour, elle n’est pas prête à recevoir le don qui la comblerait. En Jésus, les grands flots de l’amour de Dieu seront perdus, ils couleront sur une humanité hermétique sans pouvoir l’imprégner. À quoi bon faire couler un vin qui finira dans l’évier ? C’est l’expérience que Jésus fera à la croix, il déversera inutilement tout ce que le cœur de Dieu contient d’amour comme un immense déluge d’ivresse sur l’humanité. Aux noces de Cana, il annonce déjà cela, le vin le meilleur est donné à des hommes incapables de le goûter, déjà enivrés qu’ils sont de leurs ersatz. 

En insistant pourtant, Marie invite Jésus à anticiper l’heure dernière, celle des noces éternelles. Ce sont elles qui nous sont données en promesse dans ce vin de Cana. Notre espérance est qu’un jour viendra où nos cœurs seront enfin à même d’accueillir comme Marie tout l’amour qui coule sur nous depuis la Croix. Par l’écoute de l’invitation de Marie : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le », par l’accomplissement humble et fidèle des paroles de Jésus, parfois sans bien comprendre, nous permettons au Seigneur de dilater petit à petit nos libertés pour nous rendre capables de recevoir enfin le vin de son amour dans un cœur parfaitement ouvert à sa grâce. Nos actes fidèles et apparemment inutiles sont comme autant de brèches par lesquels le Seigneur nous abreuve pour qu’à l’heure dernière nous puissions dire avec Marie : « Qu’il me soit fait selon ta parole », et soyons inondés de la pluie enivrante de l’amour de Dieu. Amen.

« Toute la douceur et la beauté du monde – depuis ce rayon de soleil sur cet arbre en fleur jusqu’à l’expérience éternelle qui me lie à Dieu – tout cela que je ne peux plus partager avec elle se retourne contre moi et m’étouffe. Je suis affamé de tout le pain que je mange seul, pauvre de tous les biens que je ne donne pas. Quel doit être le tourment de Dieu s’il nous aime ainsi ? Serait-il vrai que je te sois nécessaire comme l’amante à l’amant, ô Dieu trop riche ! et que tu agonises sous le poids de cet infini d’amour que je refuse. »

Gustave Thibon, Notre regard qui manque à la lumière