À douze ans

Homélie de la Sainte Famille

« Quand il eut douze ans »

Douze ans est l’âge où l’on devient soi. Jusque-là, tout semblait n’avoir été que préparation, la graine grandissait dans la chaleur de la terre. Elle était cachée au sein de la famille. L’enfant croissait mais ce qu’il serait restait voilé, il avait quitté le sein maternel mais était encore comme lové dans le foyer familial, il s’appuyait sur ses parents pour sa vie, ce sont eux qui décidaient pour lui, sa personnalité se dessinait sans apparaître pleinement car tant dépendrait des choix à poser. L’enfant aimait comme un enfant aime, d’un amour qui est attachement naturel et nécessaire pour ceux qui lui donnent vie. 

À douze ans, vient l’âge où l’on se met à aimer librement. Certes, la liberté s’affermira encore, mais elle pose là ses premières vraies décisions, elle s’affirme pour elle-même ; se nourrissant toujours de ce qu’elle a reçu, elle devient capable d’en faire du neuf et de choisir. 

Douze ans, c’est l’âge d’être soi, l’âge où l’on dit « je suis ». C’est pour cette raison que Marie et Joseph partent à la recherche de Jésus qui prononce les premières de ses paroles qui nous soient rapportées. À douze ans, ce n’est plus l’enfant qui cherche ses parents mais les parents qui se mettent en quête de leur enfant : ils lui demandent qui il est, qui il veut être. Jusque-là, les parents disaient à l’enfant son identité : ils lui ont donné la vie puis un prénom, une famille, une langue, un pays. Voilà qu’il va faire de ce qu’il a reçu d’eux et de Dieu l’être qu’il deviendra. 

Cet âge de la liberté naissante, c’est aussi, et forcément, l’âge auquel les parents tremblent. Ils tremblent car, pour une part, leur enfant leur échappe. Ils tremblent de remettre sa vie entre ses mains. Marie n’y a pas échappé : « nous avons souffert en te cherchant ». Elle a vécu là un second accouchement – il y en eut un troisième au pied de la croix. Leur enfant n’est plus un infans, il est celui qui parle, qui s’exprime et qui peut se placer en vis-à-vis d’eux. Désormais, il peut leur dire en toute vérité « je t’aime » mais aussi « je refuse » ; il peut leur dire « oui » et « non » sans que ce soit le caprice d’un enfant mais la liberté d’un adulte. Cette heure, où le germe perce l’humus et apparaît pour la première fois, est pour les parents une heure d’arrachement et de délivrance, la joie est celle d’un accouchement. Elle peut être au bout d’une lutte dans les ténèbres et de douleurs qui atteignent la famille au fond de ses entrailles. Je connais un père qui avait longtemps attendu en silence le jour où son fils oserait lui dire « non » en vérité et qui reconnaissait des années plus tard que ce premier « non » exprimé librement par le jeune homme avait été pour lui une délivrance. 

Cet âge charnière, cette heure où l’on devient soi, c’est aussi l’heure où la famille manifeste la fine pointe de sa vocation : porter la liberté, être la terre nourricière qui permet l’avènement d’un « je ». Elle y manque lorsqu’elle se refuse à nourrir et à protéger celui qui a besoin d’elle pour grandir ; elle y manque aussi lorsqu’elle cherche à maintenir en elle plus que le nécessaire, lorsqu’elle étouffe la liberté pour l’empêcher d’être elle-même. La famille est là pour nourrir les racines, son rameau ne pourra porter du fruit qu’en sortant d’elle.  Jésus « leur était soumis », nous dit l’évangéliste ; à douze ans, ses racines plongeaient profondément dans l’humus fertile de Nazareth mais déjà la tige sortait de terre et étendait vers le Père des branches en forme de croix. Amen. 


«Demandez à ce père si le meilleur moment 
N’est pas quand ses fils commencent à l’aimer comme des hommes, 
Lui-même comme un homme, 
Librement, 
Gratuitement, 
Demandez à ce père dont les enfants grandissent.
 
Demandez à ce père s’il n’y a point une heure secrète 
Un moment secret, 
Et si ce n’est pas 
Quand ses fils commencent à devenir des hommes, 
Libres, 
Et lui-même le traitent comme un homme, 
Libre, 
L’aiment comme un homme, 
Libre,
Demandez à ce père dont les enfants grandissent.
 
Demandez à ce père s’il n’y a point une élection entre toutes 
Et si ce n’est pas 
Quand la soumission précisément cesse et quand ses fils devenus hommes 
L’aiment (le traitent), pour ainsi dire en connaisseurs, 
D’homme à homme, 
Librement, 
Gratuitement. L’estiment ainsi. 
Demandez à ce père s’il ne sait pas que rien ne vaut 
Un regard d’homme qui se croise avec un regard d’homme

Charles Péguy, Le mystère des Saints Innocents