Le Dieu fait nourrisson

Homélie de la nuit de Noël

« Vous trouverez un nouveau-né »

À Basile, 
Et à tous ceux qui, comme lui, vivent leur premier Noël.


Dieu ne s’est pas simplement fait enfant, il s’est fait nourrisson. C’eût déjà été une grande chose que Dieu se fasse enfant, il a voulu faire plus grand encore en commençant au tout début, en se faisant nouveau-né. Il y avait tant de connivences entre Dieu et l’enfance : la même innocence, la même simplicité, la même joie toute pure, on aurait pu croire que c’était un peu facile, qu’il avait pris l’humanité par le côté qui lui ressemblait le plus, alors il est remonté plus loin. Il a voulu commencer là où chacun de nous a commencé ; sauf que, pour Dieu, c’était devenir l’inverse de lui-même. Lui qui nous a donné la vie a reçu la vie, lui qui fait jaillir les sources et tomber les pluies a voulu dépendre du sein d’une mère pour soutenir son existence. Lui que rien ne peut atteindre se fait fragile nouveau-né. Lui qui tient l’univers en ses mains, lui qui est l’être parfait et éternel choisit de n’être qu’en devenir. 

Dieu s’est fait nourrisson. Un nourrisson ne sert à rien, il ne peut rien. Il est pure promesse, inachèvement. C’est le bourgeon, le germe qui jaillit tout juste de terre, c’est l’homme qui n’est que possibles. Tout léger, on le tient dans ses bras sans effort et l’on a pourtant l’impression qu’il est lourd du monde entier car tout ce qu’il pourra être se tient là. La beauté de son mystère est dans ce paradoxe : il est à la fois si vulnérable et si lourd de promesse. Tout est déjà là mais tout doit encore devenir.

Si l’on regarde avec attention, l’on doit pourtant s’apercevoir que le nourrisson, qui semble dépendre en tout des autres, est en réalité celui par lequel ces autres vivent. Tous accourent à sa naissance pour voir la merveille et voici qu’ils s’emploient à sa vie et sa croissance comme les serviteurs empressés d’un roi bienfaisant. La maison semblait vide, voici qu’il vient, voici qu’il est là et la promesse qu’il est, en même temps qu’elle bouleverse l’existence, donne sens. Comme dans l’arbre gigantesque les racines profondes et l’écorce épaisse sont là pour porter le fragile bourgeon, le nourrisson est celui par lequel vivent ceux qui l’ont enfanté. Leur fécondité est leur raison de vivre. Ses parents semblent bien plus solides que lui, pourtant ils ne sont plus rien que par lui et pour lui. Le fort est mis ainsi à la merci du faible, le grand doit s’abaisser pour recueillir, près de la terre, dans ce petit être même pas capable de se lever, la force d’exister.

En se faisant nourrisson, voici la place que Dieu élit. Lui qui est de toute éternité l’origine et le but de notre vie a choisi de se faire notre fruit et de dépendre de nous en tout. En ce soir, nous venons donc vers un Dieu nourrisson. Il n’a rien d’autre que sa vulnérable présence pour mendier notre amour. Il ne se présente pas à nous par la force du discours, par la puissance des actes, mais par la fragilité de ce nouveau-né demandant sans paroles que nous nous approchions de lui, que nous le contemplions dans son repos, que nous osions le prendre simplement dans nos bras et que nous fassions ainsi de lui le sens de notre existence. Amen. 

« Enfant chétif ? Où vois-tu qu’il le soit ? Chétif comme le général qui mène une armée… 
Et moi j’ai bien compris, le regardant, et regardant les vieilles et les vieux et les plus jeunes, tout l’essaim d’abeilles autour de la reine, tous les mineurs autour du sillon d’or, tous les soldats autour du capitaine, que s’ils ne formaient qu’un ainsi, d’un tel pouvoir, c’est que les avait drainés, comme la graine une matière disparate pour en faire arbres, tours et remparts, un sourire silencieux, penché et furtif qui les avait convoqués tous pour le combat. Il n’était point de fragilité dans cette chair d’enfant si vulnérable puisqu’elle s’augmentait de cette colonie, tout naturellement, sans même le connaître, par le seul effet de cet appel qui t’ordonne autour de toi toutes les réserves extérieures. Et une ville entière se fait serviteur de l’enfant. Ainsi des sels minéraux appelés par la graine, ordonnés par la graine et qui deviennent, dans la dure écorce, remparts du cèdre. Qu’est-ce que la fragilité du germe s’il détient le pouvoir d’assembler ses amis et de soumettre ses ennemis ? Crois-tu aux apparences, aux poings de ce géant et à la clameur qu’il peut produire ? Cela est vrai dans l’instant même. Mais tu oublies le temps. Le temps te construit des racines. Et le géant, tu ne vois point qu’il est déjà comme garrotté par une invisible structure. Et l’enfant faible, tu ne vois point qu’il marche à la tête d’une armée. Dans l’instant même le géant te l’écraserait. Mais il ne l’écrasera point. Car l’enfant n’est point une menace. Mais tu verras l’enfant poser son pied sur la tête du géant et d’un coup de talon te le détruire. »

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, CLVIII