Homélie du 33e dimanche du temps ordinaire
« Dès que ses branches deviennent tendres et que sortent les feuilles. »
« Nous attendons sa venue dans la gloire. » Il ne suffit pas de répéter ces mots pour que cette attente prenne corps en nous. Si nous croyons effectivement qu’il va revenir, comment pouvons-nous faire en sorte de véritablement désirer ce que nous demandons quotidiennement lorsque nous disons : « que ton règne vienne » ? Il se peut que nous répétions cette phrase sans même y croire, que nous ayons perdu toute espérance sans même nous en apercevoir, que nous n’attendions plus rien de nouveau de la part de Dieu et que nous ne comptions que sur ce monde.
Alors, dit Saint-Paul : « si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes. » (1 Co 15, 19) En effet, si c’est de cette vie que nous attendons tout, elle ne peut s’apparenter qu’à une sorte de long automne qui mène à l’hiver de la mort. En octobre, la vie se manifeste encore un peu, il reste quelques feuilles sur les arbres, certains jours sont doux et l’on joue à se faire croire que c’est juillet. Bien que l’on sache que c’est la fin, l’hiver venant avec certitude, on en profite tant qu’on peut, on retarde le moment de ranger les polos et les shorts d’été, on s’expose au soleil, espérant en retenir les derniers feux en son déclin. Puis un jour vient où tombent les dernières feuilles et où nous plongeons dans le froid et la nuit.
Vivre sans espérance, c’est vivre en automne : chercher à retenir ce qu’il reste d’une vie qui passe et part vers son déclin. On peut se mentir en essayant d’oublier l’hiver qui vient, il n’en viendra pas moins. Cette vie-là nous file entre les doigts et la mort vient à coup sûr qui balayera le reste de ce que nous aurons cherché à retenir.
Au contraire, les chrétiens vivent au printemps. C’est la saison de la promesse. Nous y contemplons des éclats de vie : les premiers rayons de mars, la sève qui monte dans les troncs et fait bourgeonner les arbres en avril. Cela est si fragile et donne pourtant son sens au tout. Le Christ montre les branches du figuier qui deviennent tendres au printemps. C’est la partie la plus fragile de l’arbre, celle qui peut être détruite par la main d’un enfant. Le bourgeon tient à peine, il est la vie naissante, il est l’annonce et la promesse d’un été luxuriant. Cet avenir lumineux semble encore ne tenir qu’à un fil, pourtant, on ne retient pas les rayons du soleil, on les accueille. Leur nouveauté et leur pureté viennent rouvrir en nous un chemin oublié. Nous nous y exposons avec confiance et nous les laissons nous rendre l’espérance.
Chacun doit décider pour lui-même si les faibles rayons du soleil sont ceux d’avril ou ceux d’octobre. En effet, l’entre-deux de notre existence ici-bas peut être vécu comme un automne qu’achèvera la mort ou comme un printemps annonciateur de la vie céleste. Comment recevons-nous les fragiles rayons que le Seigneur étend sur nous ? Comme un reste ou comme une promesse ? Comme le bafouillis d’un vieillard ou comme le balbutiement d’un enfant ? Soit nous cherchons à retenir les éclats de vie qui nous éclaboussent et nous les perdrons car nos mains fermées se retrouveront sombres et vides ; soit nous nous exposons à cette lumière matinale en l’accueillant comme une chétive espérance, en bénissant le ciel qui l’étend sur nous, en la laissant réchauffer nos mains ouvertes, alors l’été nous illuminera. Amen.
Quand vous voyez tant de force et tant de rudesse le petit bourgeon tendre ne paraît plus rien du tout.
C’est lui qui a l’air de parasiter l’arbre, de manger à la table de l’arbre.
Comme un gui, comme un champignon.
C’est lui qui a l’air de se nourrir de l’arbre(et le paysan les appelle des gourmands), c’est lui qui a l’air de s’appuyer sur l’arbre, de sortir de l’arbre, de ne rien pouvoir être, de ne pas pouvoir exister sans l’arbre.
Et en effet aujourd’hui il sort de l’arbre, à l’aisselle des branches, à l’aisselle des feuilles et il ne peut plus exister sans l’arbre. Il a l’air de venir de l’arbre, de dérober la nourriture de l’arbre.
Et pourtant c’est de lui que tout vient au contraire. Sans un bourgeon qui est une fois venu, l’arbre ne serait pas.Sans ces milliers de bourgeons, qui viennent une fois au fin commencement d’avril et peut-être dans les derniers jours de mars, rien ne durerait, l’arbre ne durerait pas, et ne tiendrait pas sa place d’arbre(il faut que cette place soit tenue), sans cette sève qui monte et pleure au mois de mai, sans ces milliers de bourgeons qui pointent tendrement à l’aisselle des dures branches.
Charles Péguy, Le mystère des Saints Innocents