Homélie du 31e dimanche du temps ordinaire
« Voici le premier commandement : Écoute Israël »
Aimer c’est écouter. Nous avons pu croire qu’il s’agissait de se vider pour remplir l’autre de bienfaits, et telle mère manifeste son amour en préparant de copieux repas à sa progéniture qui revient au foyer, tel père dit son affection en abreuvant son fils de paroles, tel fiancé croit aimer en prévenant tous les besoins de son aimée. Ceux-là qui sont aimés n’attendent pourtant qu’une chose : être écoutés, savoir qu’ils pourront toujours revenir à la table familiale, connaître un lieu de silence au cœur de leur père où ils peuvent venir s’abandonner et voir s’ouvrir pour eux les bras accueillants de leur aimé. Il ne s’agit donc pas tant de combler le cœur de ceux que nous aimons que de leur ménager une place dans le nôtre. Les paroles, les présents, les services sont des témoins de notre amour qui ne valent que tant qu’ils manifestent ce dont nous sommes prêts à nous séparer pour que l’autre puisse en prendre la place.
Ainsi le Christ répond au scribe qu’avant même celui de l’amour et parce qu’il conditionne cet amour, le premier des commandements est celui-ci : « Écoute Israël ». Chacun demande à être reçu tel qu’il est. Ce que nous offrons se tient sur une ligne de crête qui peut permettre à l’autre de se déployer autant que l’enfermer dans ce que nous attendons de lui. Combien d’amants ont dit qu’ils aimaient quand ils cherchaient en fait à retenir l’autre, à le réduire à eux-mêmes par l’abondance de leurs témoignages d’amour ? Chaque offrande est à double tranchant, il nous appartient de veiller à ce que la pièce tombe du bon côté afin que notre sacrifice soit un vrai sacrifice ; et ce qui fera la différence c’est l’écoute.
Nous offrons une heure de notre semaine au Seigneur, ce peut être le meilleur moyen de l’entendre ou le meilleur moyen de l’emprisonner. Nous pouvons en effet venir ici pour faire notre devoir, lui donner ce qu’il faut et vaquer à nos occupations, ou bien nous pouvons faire de cette messe le temps où nous laissons sa parole venir demeurer en nous. Ce versant de l’alternative implique d’accepter que cette heure soit l’espace par lequel nous le laissons s’ouvrir un chemin en nous, l’entaille par laquelle nous le laissons rayonner sur toute notre semaine. Ce qui fera la différence, ce sera l’écoute. Une écoute qui ne sera qu’accueil dans le silence, pure ouverture au tout autre, le laissant forger sa place en nous comme il le voudra. Tel est l’amour véritable, celui qui ne réduit pas l’autre à ce que je suis et ce que j’en attends mais l’accueille tel qu’il est et le laisse vivre en moi. De silence en silence, sa parole pourra alors se faire présence en nous, y demeurer et nous changer.
Cette place trouvée par Dieu en nous nous donnera alors d’aimer le prochain, l’espace ouvert pour Dieu devenant refuge pour celui qui aura besoin d’être aimé. L’écoute apprise lentement dans la prière, temple de Dieu en nous, est aussi la demeure accueillante pour les autres. Elle est pleine de délicatesse, elle sait quelle parole dire pour que l’autre soit à l’aise et quelle parole taire pour qu’il puisse se présenter tel qu’il est. Elle est nourrie d’une décision initiale et de mille et un petits détails quotidiens qui sont comme le ménage que l’on fait régulièrement chez soi pour s’assurer que les lieux sont encore accueillants et qui prennent tous leur source dans ce premier commandement libérateur : « Écoute Israël ». Amen.
L’amour est avant tout audience dans le silence. Aimer c’est contempler. Vient l’heure où ma sentinelle épouse la ville. Vient l’heure où tu rejoins de ta bien-aimée ce qui n’est point d’un geste, ni d’un autre, d’un détail du visage, ni d’un autre, d’un mot qu’elle prononce, ni d’aucun autre mot, mais d’elle. Vient l’heure où son seul nom est suffisant comme prière car tu n’as rien à ajouter. Vient l’heure où tu n’exiges rien. Ni les lèvres, ni le sourire ni le bras tendre, ni le souffle de sa présence. Car il te suffit qu’elle soit. Vient l’heure où tu n’as plus à t’interroger, pour les comprendre, ni sur ce pas, ni sur ce mot, ni sur cette décision, ni sur ce refus, ni sur ce silence. Puisqu’elle est. Mais telle exige que tu te justifies. Elle t’ouvre un procès sur tes actes. Elle confond l’amour et la possession. A quoi bon répondre ? Que trouveras-tu dans son audience ? Tu demandais d’abord à être reçu dans le silence, non pour tel geste, non pour tel autre, non pour telle vertu, non pour telle autre, non pour ce mot ni l’autre mot, mais dans ta misère, tel que tu es.
Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, CCIII