Homélie du 22ème dimanche du temps ordinaire
« Si c’est au prix de sa vie »
À Jésus qui marche vers sa Passion s’oppose Pierre qui se dresse en travers du chemin. « Cela ne t’arrivera pas », Pierre refuse que le Fils de Dieu vive. En le remettant à sa place – « passe derrière moi » – Jésus nous apprend la vie au sens propre. Les quelques phrases qui suivent sont le cœur de son enseignement moral. L’alternative n’est pas de vivre ou de subir, elle n’est pas de dominer ou d’être dominé, elle est de se donner ou de se perdre.
Au jardin d’Éden, Adam et Ève vivaient spontanément et joyeusement de Dieu sans peines ni larmes ; ils se recevaient de lui et s’offraient en retour, imitant en cela la relation éternelle du Fils et du Père. Ce n’est plus le cas ; parce que nous avons voulu saisir la vie plutôt que de l’accueillir, nous avons blessé notre relation avec Dieu et, au lieu de nous recevoir et de nous offrir dans un mouvement de respiration naturel et joyeux, nous peinons à chaque inspiration pour souffrir ensuite de nouveau à chaque expiration. Ce mouvement du don est resté inscrit dans notre être comme l’aspiration de notre existence mais il a perdu son naturel et désormais, tout don est arrachement. La blessure est profonde et elle atteint les réalités les plus sacrées de notre existence ; la naissance d’un être est douleur pour la mère et pour l’enfant, la fécondité de notre travail n’est pas sans peine, l’entrée dans le royaume des cieux passe par la mort.
Notre corps et notre esprit sont si peu faits pour la souffrance – et encore moins pour la mort – que tous nos instincts s’y refusent. Parce que nous avons été créés pour la vie, nos réflexes vont toujours dans le sens de la moindre douleur et de la préservation. Il n’est qu’à voir la réaction immédiate que nous avons lorsque nous sommes souffrants, que nous nous mettons à boiter pour ne pas nous appuyer sur une jambe blessée, que nous évitons spontanément la personne qui nous a fait du mal, etc. Nous sommes faits pour vivre et cela est imprimé à une telle profondeur dans nos êtres depuis notre création que nous nous refusons naturellement à toute souffrance, à toute mort.
Pourtant, et c’est cela qu’il nous faut regarder en face, la souffrance est tellement constitutive de tout don de soi qu’avoir pour seul objectif de la fuir c’est se refuser de vivre. En effet, ces deux réalités si opposées que sont la douleur et la joie, la peine et la fécondité, la mort et la vie sont indissociables ici-bas. Nous sommes faits pour recevoir la vie et être féconds à notre tour mais ce cycle de la vie est troublé si bien que nous ne vivrons qu’en prenant notre croix et en suivant Jésus. Puisqu’il en est ainsi, calculons donc ce qu’il nous en coûterait de porter la nôtre, de la saisir non du bout des doigts mais à bras-le-corps. Demandons à Jésus de nous prendre par la main pour avoir le courage de mesurer cette croix : sa longueur, sa largeur, les choix concrets qu’il nous faudrait poser pour la prendre sur notre épaule, les satisfactions auxquelles il nous faudrait renoncer, les tranquillités auxquelles nous devrions mettre fin pour enfin porter du fruit. Bref, estimons le prix à payer pour répondre à son appel. Prions aussi le Seigneur de nous donner de contempler la fécondité de notre offrande. La croix n’a aucun sens, seuls ceux pour qui nous la portons importent. Jésus la porta pour nous, pour qui la portons-nous ?
Si nous entrapercevons le fruit à venir, le prix à payer nous semble moins exorbitant ; pourtant il reste hors de portée et seul un amour un peu fou peut nous abandonner entre les mains de Jésus. Nous ne pouvons rien faire sans lui mais il ne veut rien faire sans nous, aussi, sans nous en sentir la force, nous lui demanderons d’embrasser avec lui le poids de la croix. En le contemplant sur la croix, nous lui demanderons de la porter en nous, de la souffrir en nous, de mourir avec nous pour qu’il vive en nous. Nous lui dirons quotidiennement que, malgré notre faiblesse, nous désirons qu’il nous donne de lui abandonner concrètement ceci et puis cela et petit à petit chaque chose qui nous retient et nous paralyse. Et ainsi, jour après jour, pas à pas, centime après centime, nous nous offrirons tout entiers et serons sa gloire par le fruit que nous porterons. Amen.