Rester fidèle

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Homélie du 6ème dimanche de Pâques

« Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements. »

Garder, être fidèle, l’amour humain ne se vit jamais que dans le temps qui le vérifie, le purifie, lui donne de grandir et de porter du fruit. Jésus met notre amour à la bonne place, il nous rappelle que c’est dans la succession des jours, par notre action fidèle que nous aimons en vérité. L’amour a des âges, il croît avec le temps. C’était déjà aimer que nos premiers instants d’exaltation et de passion. A posteriori, nous sommes parfois tentés de remettre en cause la véracité de ce que nous vivions alors : n’était-ce pas éphémère ? Ne nous sommes-nous pas laissé griser par nos sentiments ? Pourtant, qui dira que les premiers communiants n’aiment pas Jésus ? Le cynique se retourne et méprise les idéaux de son propre passé, mais il est en réalité déçu de n’avoir pas su y être fidèle. Il réduit l’innocence à la naïveté, et la spontanéité à la frivolité. Il oublie combien sont heureux et vrais ces commencements où nous nous livrons sans mesurer ce qui nous attend, sans peser le pour et le contre, mais joyeusement et librement.

Il s’agit ensuite de ne pas en rester là et, après ces premiers pas, de poser les suivants sous peine de voir cet amour brûlant se transformer en feu de paille. Les brindilles qui flambent sont utiles si elles servent à allumer de plus grands feux ; l’amour qui nous embrase a pour vocation d’entraîner toute notre existence. Dans ces débuts, nous avons goûté à l’éternité. Il reste la durée de nos vies pour en vivre. Si notre foi est vraie, si l’éternité n’est pas une illusion, alors le temps ne peut avoir raison contre elle. Il n’est pas le tombeau de nos désirs, il est en revanche l’épreuve par laquelle ils se réaliseront. En effet, il ne suffit pas que nous aimions quelques instants pour être tout entiers envahis par l’amour, encore faut-il que celui-ci envahisse nos journées et que, par nos actes quotidiens, il puisse changer notre cœur en profondeur afin de l’emmener vers l’éternité pour laquelle il est fait.

Le temps est le chemin sur lequel ce travail s’accomplit en nous ; les acteurs en sont l’Esprit Saint et nous-mêmes. Ils collaborent comme le vent et la voile pour nous entraîner vers l’horizon car recevoir l’Esprit Saint et garder les commandements sont un seul et même acte. Cela ne se fait pas sans peine car le mal nous écartèle, rendant la fidélité à la parole de Jésus difficile malgré notre amour de Dieu ou bien asséchant notre cœur alors même que nous sommes fidèles par nos actes extérieurs. Cette traversée du temps est alors une lutte douloureuse dans laquelle nous nous écorchons les mains pour tenir la voile par grand vent ou nous brûlons au soleil sur une mer d’huile et avons l’impression de ne point avancer.

En quelques moments cependant, il n’en est pas ainsi. Dans nos commencements ou à d’autres périodes de nos vies, nous avons goûté ce qu’est le vrai bonheur : nous aimions alors en actes et en vérité tout en ressentant combien cela était un don de Dieu. Nous agissions et pourtant c’était comme si le Christ agissait en nous. Ces instants nous sont donnés comme prémices de l’éternité tandis que les déchirements nous font ressentir ce qu’il reste à accomplir en nous pour que nous soyons enfin totalement en Jésus comme lui est en nous. Amen.

 

 

« Rappelle-toi quel fut le commencement de notre amour » chantait le troubadour. Parce que nous sommes tombés des cimes, parce que nous rampons parmi les misères et les vanités, allons-nous céder à l’instinct plébéien, au ressentiment égalitaire qui consiste à ravaler au niveau du quotidien les heures privilégiées ? Ce reniement n’est pas seulement sacrilège, c’est une absurdité. Notre plus haut devoir est de rester fidèles à la joie évanouie, à la perfection entrevue et disparue dans un éclair, non pas en essayant de les reproduire artificiellement dans le temps, mais en les plaçant au fond de notre âme, hors des atteintes du temps. Car la durée n’est ni la mesure ni le tombeau de notre joie et de notre amour : elle en est l’épreuve. Cette subversion de la nature humaine que nous appelons le péché originel fait de la plénitude de l’âme un état exceptionnel et passager qui tient du rêve et du miracle, mais, derrière la tache originelle, veille une pureté plus originelle encore et, si nous sommes pécheurs dans la conception charnelle, dans la conception divine, nous sommes Dieu ! Forts de cette assurance indestructible, nous sommes tenus d’affirmer – et non parce que c’est consolant, mais parce que c’est vrai – que le feu a raison contre la cendre, le vin contre la lie, la plénitude contre le vie et l’éternité contre le temps.

Gustave Thibon, Notre regard qui manque à la lumière