Homélie du vendredi saint
« Devant lui les rois resteront bouche bée »
Il n’était jusque-là qu’un seul règne : celui qui divise pour mieux régner, fait sentir son pouvoir par la force, n’est qu’une lutte de domination. Pilate, l’envahisseur, fait peser sur la Judée la puissance de Rome mais, ainsi que Jésus le lui fait remarquer, il n’aurait « aucun pouvoir s’il ne l’avait reçu » ; qui plus est, son autorité est livrée à la foule, inquiet qu’il est de la voir en tumulte. Lui et les grands-prêtres vivent de la même manière, ce sont des hommes de la peur, celle de perdre leur place. Ils s’agrippent à elle par la force car ils l’ont obtenue par la force et savent bien qu’un plus fort qu’eux pourrait promptement les détrôner. Or, nul ne peut être le plus fort à jamais, tout cela ne tient par conséquent qu’à un fil.
C’est l’état de notre monde depuis le péché d’Adam. Lutte infinie de couronnes et de trônes, les suivants renversant les précédents, chacun tenant le petit domaine qu’il possède dans la société, son poste, sa réputation, sa place à la force du poignet : tant d’efforts fournis, et l’inquiétude continuelle que tout soit retiré sur un coup du sort ou par l’avènement d’un plus puissant.
« Ils verront ce que, jamais, on ne leur avait dit, ils découvriront ce dont ils n’avaient jamais entendu parler. » Vient un roi qui règne d’une manière radicalement nouvelle, ordonnant à son disciple en chef : « Remets ton épée au fourreau » et affirmant : « Si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus, ma royauté n’est pas d’ici. »
Faiblesse ou folie ? Peu importe aux puissants ; le vieux règne ne peut que s’attaquer au plus nouveau. Suivant la loi de son action, il se doit d’écraser celui qui s’avance pour recevoir le trône qui lui est dévolu. La machinerie est en place, prête à broyer tout prétendant. Les chefs des prêtres et le Sanhédrin ne s’émeuvent même pas de ne pas rencontrer la résistance habituelle à leurs ambitions manipulatrices : ils écrasent sans se retourner. Quant à Pilate, s’il s’en inquiète un peu, pressentant confusément que quelque chose d’inédit se joue dans cet accusé qu’il tient entre ses mains et qui n’a rien de ces émeutiers qu’il brise d’ordinaire pour les réduire au silence ; pourtant, il ne saura agir autrement qu’à l’habitude : comment entrer dans le même sacrifice que Jésus ? renoncer à un pouvoir aussi éphémère que tangible pour une royauté si mystérieuse ? agir contre sa carrière et la vie même qu’il menait depuis des années ? Il laisse donc faire et la machine à broyer reprend son travail.
Quant à Jésus, à tous les puissants et à leur force mensongère il n’oppose rien que son offrande, autant dire qu’il nous laisse faire. Placé au cœur de la logique du mal, l’innocent même la laisse aller au bout de son absurdité pour la détruire de l’intérieur. Il nous laisse le calomnier, le condamner, le flageller, l’écraser, l’écarteler, le tuer pour régner autrement.
Lorsqu’il ne resta rien de lui, lorsque le Fils de Dieu fut vidé, lorsque les puissants purent s’assurer que tout était terminé, ils allèrent se coucher, prêts à continuer leur vie. Ils ignoraient qu’un règne nouveau germait déjà sous la pierre scellée. Ils avaient cru se débarrasser d’un concurrent, ils venaient de lui donner son trône. Désormais, rien ne sera plus comme avant, Jésus a pris possession de son royaume, un royaume fondé sur le sacrifice du chef par amour pour son peuple. Nul ne pourra plus le détrôner et c’est à jamais que, de son côté ouvert, jaillira sa vie pour abreuver ceux qui s’approchent de lui et le choisissent pour roi. Amen.