Baigné de lumière

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Homélie du 4ème dimanche de carême

« Serions-nous aveugles nous aussi ? »

Le 3 mai 1932, à 8 ans, Jacques Lusseyran perdait ses yeux dans une bousculade. Trente ans plus tard, il écrit : « on me disait qu’être aveugle, cela consistait à ne pas voir. Je ne pouvais pas croire les gens, car moi, je voyais […] ». Dans ses autobiographies, il raconte comment il a retrouvé la lumière : en ne cherchant plus à l’extérieur mais à l’intérieur de lui-même. Il dit que, peu après son accident, il crut « le monde perdu » puis qu’il trouva un autre monde. « Je jetais mes yeux en avant comme des mains dans le vide. […] Tout semblait épuisé, éteint, et je fus pris de peur. […] C’est alors qu’un instinct me fit changer de direction. Je me suis mis à regarder à l’intérieur, vers l’intérieur, au lieu de m’obstiner à suivre le mouvement de la vue physique vers le dehors. Cessant de mendier aux passants le soleil, je me retournai d’un coup et je le vis de nouveau : il éclatait dans ma tête, dans ma poitrine paisible et fidèle. […] Je le cherchais au dehors quand il m’attendait chez moi. […] Je vis la bonté de Dieu et que jamais rien, sur son ordre, ne nous quitte. »[1] Forcé par le destin, cet homme a fait l’expérience de voir et de voir vraiment. Le moment où il perdit la vue lui fut une révélation, celle de la vie intérieure.

L’évangile d’aujourd’hui est construit comme une pièce de théâtre : des voisins qui ne savent plus reconnaître leur voisin, des pharisiens qui ne veulent pas ouvrir les yeux et mènent une enquête factice, des parents qui se refusent à tout commentaire, un aveugle guéri qui cherche la lumière ; chacun intervient à son tour puis sort de scène. Un événement est monté en épingle, la jalousie se pare de l’habit de la justice, un innocent est déjà condamné. C’est ce genre de moment où aucune parole ne semble pouvoir arrêter la machinerie sociale qui broie tout sur son passage et empêche que la lumière se fasse tout en prétendant révéler la vérité.

Dans ce jeu d’apparences, le vrai miracle n’est pas la guérison qui déclenche le récit. La guérison n’est que le premier pas vers le miracle, et celui-ci commence par la manifestation du drame de la cécité de l’humanité ; car en rendant la vue à l’aveugle de naissance, Jésus exacerbe un autre aveuglement : la lumière ne rend pas la vue à celui qui ne veut pas voir, elle ne fait que l’éblouir davantage. Jésus éclaire, alors l’aveugle commence de voir tandis que les pharisiens voient moins encore. Au milieu de cet aveuglement, le Christ met donc un grain de sable dans l’engrenage pour montrer l’enfermement du cœur de l’homme. Ce grain de sable, c’est l’aveugle guéri. Il va rester comme un témoignage irréductible de l’œuvre que le Père accomplit à travers son envoyé, Jésus.

Signe pour les autres, il lui reste pour sa part à découvrir la vraie lumière car il est encore entre deux eaux : « Est-ce un pécheur ? Je n’en sais rien ». Venu à lui une première fois pour guérir son corps, Jésus le retrouve alors pour donner à son âme de voir. « Crois-tu ? – Je crois ! » Là est le miracle : qu’un homme puisse se mettre à croire ; alors que notre cœur est bouché, que nous ne savons où regarder ni comment nous tourner vers le Seigneur, que tout à coup, sa présence et son amour nous apparaissent comme une évidence. On peut longtemps rester extérieur à soi-même, aller jusqu’à dire : « j’aimerais croire et ne crois pourtant pas », il vient un jour où le Seigneur opère pour nous ce miracle de nous donner la vue intérieure. Tout reste alors encore à explorer, pourtant nous savons déjà qu’en trouvant cette lumière-là, nous ne pouvons plus participer comme avant au jeu des apparences. Elles nous semblent vides de sens ces jalousies, ces paroles mensongères, la réputation de ce monde. Soyons honnêtes : nous nous faisons avoir encore souvent par ces chimères ; mais le soleil du Christ brille déjà en nous qui révèle leur néant et nous donne la vie véritable.

 

[1] Jacques Lusseyran, Et la lumière fut.