
Homélie
du 4ème dimanche de carême
« Tout
ce qui est à moi est à toi. »
Il
y a dans l’expérience du fils prodigue un départ puis un retour à
la terre paternelle. Dans ce pays lointain
où il dilapide son héritage, il n’est jamais vraiment chez lui. Il
y survit plus
qu’il n’y vit
car, déraciné, il s’y vide
comme on épuise ses réserves d’oxygène en plongée sous-marine ou
en haute altitude, sans pouvoir refaire ses forces : dès
lors qu’il a mis le pied hors de la maison du Père, il a commencé à
dépérir. Le retournement de situation vient de sa mémoire qui le
rappelle à son origine. Il n’ose pas croire qu’il puisse être
replanté dans la terre
paternelle sans porter les
séquelles de son éloignement, pourtant il sait déjà qu’il ne peut
vivre ailleurs qu’en cette demeure du Père où il est « à la
maison ». Mieux vaut être là-bas
ouvrier qu’ici, dans les
champs des porcs, esclave
d’une liberté devenue folle.
Sans
que nous puissions nous dire complètement responsables
de l’accaparement de l’héritage paternel, nous sommes dans une
situation semblable, en ce que Saint Augustin appelle la région
de dissemblance. Nous avons beau
être nés dans ce monde-ci,
avoir grandi sur cette terre, elle a comme quelque chose d’étranger
et d’inhospitalier. Nous
l’oublions souvent, cependant notre étrangeté nous revient parfois
au visage : dans une
lâcheté où nous fuyons presque malgré nous nos responsabilités,
par une parole malveillante qui nous échappe bien que nous nous
étions promis de ne pas la prononcer ou au contraire au jour où les
mots nous manquent pour défendre le bien, résonne la dissonance de
nos vies. Elle nous rappelle que nous sommes comme étrangers à
nous-mêmes et à notre appel, autrement
dit nous ne nous
correspondons pas. Résonne
au fond de nous la voix de
Dieu qui nous fait entendre que nous sommes une symphonie et nous
n’arrivons à en jouer
maladroitement que
quelques notes discordantes. Comme ce fils, nous sommes des princes
de lignée royale
égarés en terre inconnue. Le sang divin coule dans nos veines, il
réveille en nous la conscience de notre grandeur tout en nous
faisant souffrir de ne pas y correspondre. Défigurée
par sa propre méchanceté, la
bête du conte
souffre d’autant plus de son aspect qu’elle connaît sa beauté
véritable.
Nous
aspirons à retrouver notre vérité.
Jésus-Christ a résolu la dissemblance en venant habiter cette terre
étrangère, l’image parfaite
du Père s’est laissé défigurer au jour de sa passion.
L’écartèlement de la croix symbolise son désir de vivre avec nous
ce déchirement intérieur. Le mal, tiraillant de toutes ses forces le
Christ, n’a pas pu ouvrir en lui la moindre fissure ; sous les
coups de butoir de la tentation qui l’invitait à se saisir de
l’héritage et à délaisser le champ du Père – si tu es
le fils, ordonne à cette pierre de devenir du pain –,
il est resté les bras ouverts recevant tout du Père : Père,
pardonne-leur ils ne savent pas ce qu’ils font.
Couvert de sang, de sueur et de nos crachats, il est toujours
le plus beau des enfants des hommes (Psaume
44) car il n’y a pas de
différence entre ce qu’il est, ce qu’il fait et ce qu’il est appelé
à être. Il
nous réconcilie avec nous-mêmes par
son unité intérieure
d’autant plus grande qu’elle a traversé l’écartèlement de la
Croix.
Notre
carême est l’épreuve par laquelle cette unité nous est transmise,
le temps privilégié durant lequel se réalise notre unification
intérieure. En touchant du doigt notre faiblesse quand survient la
tentation qui nous divise, en criant vers lui qui peut nous donner la
force de continuer notre route, en le laissant nous nourrir de son
corps et son sang qui nous réconcilient, nous correspondons petit à
petit davantage à notre vocation royale. Nous avons déjà quitté
les champs porcins, cependant nous sommes encore en route vers la
maison du Père ; traversant cette région de la dissemblance,
nous aspirons à la patrie véritable où nous pourrons, comme les
fils d’Israël parvenus en Terre Promise dont nous parle la première
lecture, manger les produits de notre terre,
c’est-à-dire être citoyens
des cieux et vivre de Dieu dans la paix.
Pourtant,
même si
c’est encore dans les angoisses de notre pèlerinage terrestre, les
bras du Père n’attendent pas notre entrée aux cieux pour nous
donner de goûter à la joie d’être fils et de recevoir du Seigneur
l’unité de notre vie. Avant d’arriver en terre promise, les Hébreux
mangèrent la manne durant quarante
ans au désert, elle était un avant-goût des récoltes de la terre
d’Israël et cessa d’ailleurs
dès la première de ces
récoltes. Durant les années de notre vie terrestre, Dieu nous
comble d’une autre manne qu’est son corps et son sang offerts à nous
sur l’autel. Par
l’adoration et la communion à ce don, nous jouissons déjà du
bonheur de la patrie céleste dans
l’espérance du jour où nous y habiterons.
Amen.
Saint-Michel – 6 mars 2016