
Homélie du 1er dimanche de carême
« Dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert »
Antoine de Saint-Exupéry a connu le désert d’une manière tragique quand son avion est tombé en panne dans le Sahara libyen. Après une errance de quatre jours avec son copilote, il en réchappa par miracle et écrivit à la suite de cette expérience : « On croit que l’homme peut s’en aller droit devant soi. On croit que l’homme est libre…On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache au cordon ombilical, au ventre de la terre. S’il fait un pas de plus, il meurt. » Au milieu du désert sans eau ni vivres, il a découvert une profonde vérité sur notre liberté et ce qui la différencie de la liberté divine.
Purement libre, Dieu ne se reçoit que de lui-même. Nous ne vivons jamais de cette pure autonomie et si nous y croyons, nous habitons un mirage. En effet, tant que nous sommes au milieu du monde comme des poissons dans l’aquarium, nous nous imaginons libres et ne remarquons pas l’eau de notre bocal. L’illusion nous trompe, de même que nous oublions la nécessité de l’eau tant que le robinet est à portée. Ainsi, nous croyons que nous pouvons faire ce que bon nous semble tant que nous ne manquons de rien, et nous nous imaginons parfaitement émancipés tant que nous sommes reconnus dans un quartier, une société, un milieu.
En réalité, notre liberté ne s’autodétermine jamais dans une pure indépendance, elle s’enracine dans un terreau et grandit d’autant mieux qu’elle y puise profondément. Le désert nous apprend cela. Or, le carême est un désert car il nous sépare pour un moment des moyens de notre subsistance (la nourriture, l’argent et le temps) par la prière, l’aumône et le jeûne. Nous y découvrons combien ce que nous croyons être notre liberté est limité par les moyens dont nous disposons.
Pourtant, Jésus ne semble pas vivre la même chose car il part au désert comme on part en voyage de noces. Il vient de recevoir le baptême de Jean, l’Esprit a reposé sur lui sous l’aspect d’une colombe, on a entendu la voix du Père disant : Tu es mon Fils bien-aimé, en toi je trouve ma joie. Voilà que cette joie mène Jésus dans le désert ; là, il goûtera le bonheur d’aimé et d’être aimé. Avant d’être le lieu de l’épreuve, le désert est pour lui le lieu où il jouit de la liberté qu’il a reçue en partage. Jésus n’est pas plus indépendant que nous et, s’il vit ainsi le désert, c’est qu’il a trouvé un moyen bien plus riche pour nourrir sa liberté : ses racines plongent dans le cœur du Père qui fait couler en lui la sève de l’Esprit Saint.
« Ce qui embellit le désert, dit le petit prince, c’est qu’il cache un puits quelque part. » Le désert cache le puits de la vie de Dieu. Au désert du carême, déracinés de tout ce qui prétend nourrir notre autonomie pour mieux la rendre esclave, nous pouvons retrouver la source véritable de notre liberté : la vie reçue du Père. Pour celui qui a trouvé un tel puits, on comprend que le désert soit le lieu du bonheur et qu’il y soit attiré. Pour saisir cette grâce, il faut certainement en avoir fait l’expérience dans un monastère de montagne, sur un bateau loin des côtes ou bien encore au cœur d’un vrai désert.
C’est alors que le diable attaque. Jésus est tout à son bonheur d’être fils, il ancre sa vie dans la vie divine ; Satan s’approche pour essayer de l’en décrocher. Quand l’homme est endormi dans les filets d’une liberté illusoire, le démon peut se reposer ; en revanche, dès lors que nous cherchons à échapper à ces faux-semblants pour rejoindre la liberté intérieure, les maîtres de nos anciens esclavages se rebellent et la tentation s’agrippe à nos résolutions. Le carême est avant tout un moment de profonde joie : nous y retrouvons le Seigneur ; et c’est pour cela qu’il devient le temps de l’épreuve : alors même que nous cherchons à plonger nos racines en Dieu pour vivre de cette vie et de cette liberté, nous entendrons toutes les tentations qui veulent nous en éloigner. Si tu es le Fils de Dieu…
Notre combat de carême consiste à enraciner nos vies en Dieu pour grandir en liberté. Il faudra bien pour cela déraciner quelques mauvaises habitudes, il faudra encore renoncer à quelques nourritures bien légitimes, il faudra même abandonner quelques moyens de subsistance absolument nécessaires pour découvrir, sans eau, sans vivres, au cœur du désert, la liberté immense à laquelle Dieu nous appelle et la joie d’être fils. Amen.
Saint-Michel – 14 février 2016