Ce que je suis

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Homélie du 5ème dimanche du
temps ordinaire
 

Ce que je suis, je le suis par la grâce
de Dieu

Toute
vocation se nourrit d’un désir d’infini et d’une conscience aiguë de sa
finitude. Le récit d’Isaïe témoigne de cette vérité lorsque le prophète affirme
à la fois : Malheur à moi ! Je
suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures
et Me voici : envoie-moi ! Le prophète souhaite devenir plus
que lui-même et reconnaît en même temps son incapacité. Il y a une tension
semblable en la personne de Pierre. Jésus lui demande d’avancer au large.
Pierre ne cache pas sa fatigue ni le caractère vain de la pêche nocturne :
Maître, nous avons peiné toute la nuit
sans rien prendre.
Plus loin, ses paroles affirmeront encore plus
explicitement sa petitesse : Éloigne-toi
de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur.
L’effroi qui le saisit à ce moment-là tient du grand écart révélé par
l’appel du Christ. Devant Jésus, Pierre ressent à la fois les hauteurs vers
lesquelles Dieu va l’entraîner et son incapacité à les atteindre.

La
vocation croît donc à l’écoute de cette double révélation. Le Seigneur vient,
il parle, il élève notre regard, il nous montre que nous sommes faits pour
plus. La confiance dont il nous honore nous ouvre des horizons, comme si un grand
bol d’air frais parvenait à notre cœur. À peine avons-nous respiré ce vent
nouveau, que nous ressentons aussitôt le vertige des altitudes. « J’aimerais
tant et pourtant ne le puis » semble le refrain perpétuel des êtres élus
de Dieu. Moïse, fasciné par le buisson ardent jusqu’auquel il a voulu monter,
proteste en rappelant son  bégaiement [1] ;
Élie éprouve une ardeur jalouse pour le Seigneur et, à cause d’elle, demande à
mourir car il n’arrive pas à la hauteur de ce zèle, je ne vaux pas mieux que mes pères, assure-t-il [2] ;
la Vierge Marie elle-même n’y a pas coupé : elle fut toute bouleversée [3] à
l’annonce de l’ange.

Cette
tension ne touche pas simplement le commencement du parcours, elle traverse toute
la vie de ceux que Dieu appelle. Après bien des années, Paul écrit : je suis le plus petit des apôtres, je ne
suis pas digne d’être appelé apôtre
, il n’est pas digne d’être ce qu’il est devenu. Certains oscillent
toute leur vie entre la confiance en Dieu qui les promet à de grandes choses et
le sentiment écrasant de leur petitesse. David est de ceux-là, lui qui devant
Goliath déclare : j’irai me battre
avec lui,
et sous le poids de l’armure dont on l’a revêtu : je ne peux marcher avec tout cela car je ne
suis pas entraîné.
Sa seule force se trouve dans le nom du Seigneur, à tel point qu’il s’étonne que Goliath ose défier les armées du Dieu vivant.

À
sa manière, Paul répète la même chose : Ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu. L’histoire d’une
vocation se joue dans l’invasion d’un être par le Seigneur. Celle-ci ne peut se
produire que si s’ouvre l’espace qui lui permet d’entrer et qui se trouve
justement entre l’immensité de notre faiblesse et l’incommensurabilité de notre
désir. Celui qui connaît son imperfection sans entendre en lui l’appel à la
perfection sombre dans la dépression. Celui qui entend cet appel sans saisir
son incapacité à y répondre se berce d’illusions, il vit un rêve qui jamais ne
pourra devenir réalité. Lorsque nous plongeons dans le regard d’amour que le
Seigneur jette sur nous, nous nous y découvrons tels que nous sommes en
vérité : petits et grands, faibles et puissants, les pieds pleins de boue et
le cœur dans le ciel. Dans cet apparent écartèlement, le Seigneur prend place
et fait petit à petit de notre petitesse et de notre faiblesse les moyens par
lesquels se réalisent nos désirs les plus inatteignables et la grande aventure
de notre vie. Ce sont des hommes que tu
prendras.
Le filet vide que Simon offrit avec confiance au Seigneur devint
le lieu du don le plus grand. Il aura compris cet étrange paradoxe lorsqu’il demandera
à son disciple Marc de consigner dans l’évangile son triple reniement ;
quant à Saint Paul, il explicitera cette expérience en mettant par écrit cette
parole reçue du Seigneur : Ma
puissance donne toute sa mesure dans ta faiblesse.
Amen.

[1] Exode 4, 10.

[2]
1er livre des Rois 19, 4.

[3]
Lc 1, 29