
Homélie du 1er dimanche de l’avent
Le temps de l’avent est celui de
l’insatisfaction. C’est la saison où nous laissons à nu la distance immense
qu’il y a entre le désir de nos cœurs et la réalité de nos vies. C’est l’âge
adulte de la foi. L’avent vient nous apprendre à ne plus nous bercer
d’illusions sans pour autant renoncer à nos rêves. Durant l’enfance, nous étions
tous des chercheurs d’or. Rêvant à des lendemains pleins de lumière, nous
parcourions les années le cœur ouvert. Ce désir immense nous faisait parfois
toucher du doigt l’intangible et apercevoir l’invisible : les anges alors étaient
nos compagnons, Marie veillait sur nous comme une bonne mère et le Christ était
à nos côtés ; ce qui n’était pas possible aujourd’hui le serait demain, il
suffirait de laisser les années passer. Seul le temps séparait à nos yeux le
mystique du concret, l’idéal du possible, l’espérance du réel. Notre liberté
encore en germe attendait passivement qu’arrive la réalisation de ces désirs.
L’âge adulte a débuté le jour où
nous avons découvert un abîme : les autres nous ont déçus, le temps a
passé sans rien changer ou nous nous sommes reconnus en-dessous de ce que nous espérions
devenir. Nous avons aperçu une faiblesse chez une personne que nous prenions
comme modèle, une image crue est venue frapper nos yeux encore innocents, la
mort d’une personne proche nous a dévoilé trop tôt la finitude de cette vie, ou
bien nous avons été blessés par notre incapacité à vivre à la hauteur de ce que
nous voulions, nous nous sommes rendu compte de notre petitesse comparée à
notre idéal ; nous nous étions dit : ils verront bien ce qu’ils verront quand je serai grand et, une
fois l’âge venu, nous avons été comme leur miroir.
Soudainement ou lentement, le mal
a écartelé en nous le désir et la réalité. Il frappe parfois à la manière d’un
raz de marée qui emporte tout sur son passage et la mue douloureuse se produit
en un instant d’immense déception, de détresse extrême ou de maladie soudaine.
D’autres fois, il s’insinue petit à petit, si bien qu’arrive un jour où nous
sommes tout entiers pervertis sans bien nous rappeler quelle fut la première
compromission, celle qui entraîna toutes les autres. La pourriture nous a
envahis petit à petit et il ne subsiste de la clarté de notre cœur d’enfant
qu’une petite flamme de rien, si fragile. L’étincelle divine agonise en nous
« sans cérémonie, sans éclairs et sans tonnerre » (Bernanos, L’imposture) et cette progression lente
du mal est sans doute la plus dangereuse.
Dans tous les cas, nous sommes
pris en tenaille : rêver un impossible rêve ou s’amputer le cœur, la quête
de l’idéal ou la démission du cynique et du résigné, Antigone ou Créon. La
vocation chrétienne marche vers la lumière au milieu des ténèbres, l’évangile
d’aujourd’hui est fait d’ombres – les
hommes mourront de peur, et de clarté – on verra le Fils de l’homme venir dans une nuée. Au milieu des
changements de ce monde, le Seigneur nous propose un chemin : relevez la tête. Plus le mal nous encourage à baisser notre regard, à voir la fange
dans laquelle nous sommes, plus nous élèverons
nos cœurs en tournant nos yeux vers Jésus-Christ. Les chrétiens sont des
insatisfaits : la résignation, le « c’est-la-vie-sme »,
l’abandon au bord du chemin ne sont pas des options. Plutôt mourir juste avec
Antigone que survivre avec Créon. Dans ces conditions, tourner sa tête vers le
ciel c’est Roland agonisant à Roncevaux qui regarde vers l’Espagne pour mourir
en conquérant.
Cependant, les grands principes
ne valent que s’ils s’incarnent. Certains parmi nous mourront peut-être
martyrs, nous sommes tous appelés à vivre de la sainteté de Dieu. Cette
sainteté, elle est donnée à ceux qui la désirent, ceux qui restent en quête, et
c’est la prière qui ouvre en nous ce désir de davantage. De crainte que votre cœur ne s’alourdisse dit Jésus : nous sommes
toujours en danger de nous assoupir, de renoncer sans même nous en apercevoir,
de continuer extérieurement à poser tous les actes qui semblent faire de nous
des chrétiens alors que nos cœurs sont froids comme la mort. Restez éveillés. L’avent est le temps du
désir. La nativité de Jésus est la répétition générale de sa venue dans nos
cœurs et dans la gloire. Ces deux venues se réaliseront en temps voulu et nous
les préparons en donnant du temps à la prière. Les résolutions d’avent sont à choisir
dans ce domaine. C’est là que nous prenons conscience de la distance immense
qu’il y a entre ce qui devrait être et ce qui est. C’est là que nous est donnée
l’espérance qu’un jour le Seigneur fera toutes choses nouvelles. C’est là que
nous recevons la force de marcher déjà vers ce terme. Amen.
Saint-Michel – 29 novembre 2015