
Homélie
du 32ème dimanche du temps ordinaire
La
veuve ne dépose pas simplement de l’argent dans le trésor du Temple mais sa vie
même. Ces deux piécettes offertes semblent dérisoires en regard des grosses
sommes déposées par les plus riches. En réalité, nous dit Jésus, elle a mis
plus que tous les autres, car elle ne s’est pas défaite simplement du surplus de
sa vie mais elle s’est en quelque sorte déposée elle-même dans le Temple, c’est
dire qu’elle s’est offerte tout entière à Dieu. Très concrètement, en n’ayant
plus rien, elle s’est mise à la merci du Seigneur et de sa Providence. Son
sacrifice n’a rien à voir avec celui des autres, car les riches déposent de
grosses sommes pour mieux se débarrasser de Dieu, ils espèrent l’acheter d’une
certaine manière : je te donne ceci pour pouvoir disposer sans toi du
reste.
Or,
Dieu n’est pas intéressé par nos biens, il n’a que faire de nos richesses et
de ce genre d’arrangements : s’il nous demande un don, ce n’est pas pour
que nous nous départissions de quelques sous mais en espérant que nous serons à
la remorque de notre aumône et que nous en arriverons enfin à nous donner nous-mêmes.
L’un des drames d’Israël est d’avoir transformé les sacrifices en un règlement
de comptes avec le Seigneur : à l’origine, le Seigneur les lui avait demandés
pour que le peuple se rappelle que tout venait de Dieu et que tout retournait
vers lui, que la manière heureuse de profiter des biens c’était de les vivre
comme un don gratuit de Dieu. L’homme savait déjà s’accaparer les dons de Dieu,
il a réussi en plus le tour de force de faire du sacrifice même la garantie de
sa bonne conscience : puisque j’ai offert tous les sacrifices prescrits,
je peux jouir tranquille du reste de mon bien en toute indépendance.
Vient alors la veuve qui ne fait pas de calcul mais offre son être même à Dieu.
Ces deux pièces, c’est sa vie : il y a dans cette remise de son existence quelque
chose de la Croix : Père, entre tes
mains je remets mon Esprit. Jésus la remarque dans la foule et la montre à
ses disciples : elle est comme une anticipation de son propre sacrifice et
une image de l’offrande qu’il va accomplir dans sa passion. Remarquons
d’ailleurs, qu’il ne l’érige pas en exemple : il ne dit pas « faites
de même », mais il décrit ce qui se passe, la réalité de l’obole, ce que
les yeux humains ne pouvaient distinguer dans ces deux pièces déposées. La
veuve n’est pas tant un exemple moral qu’une préfiguration de ce qui se passe
sur la Croix.
Comme
devant le trésor du Temple, il y aura au pied de la Croix des personnes qui ne
verront pas ce qui se joue là. Le Seigneur prépare les yeux de ses disciples à
voir la réalité invisible. Ma vie nul ne
la prend, c’est moi qui la donne : pour celui qui regardait Jésus sur
la Croix, il n’est apparu que comme un condamné de plus, au mieux comme une
affreuse erreur judiciaire.
Pour
les passants, ce n’est rien d’extraordinaire mais pour les croyants, la Croix
c’est l’offrande pleine et entière d’une vie, une offrande à nulle autre
pareille. Alors, quand le Christ nous ouvre les yeux en nous montrant la veuve,
lorsque nous prenons conscience de la grandeur de son offrande, nous pouvons en
être écrasés. Cette vie offerte semble totalement perdue. Si la veuve se
présentait au tronc de notre église pour y déposer ses deux dernières
piécettes, nous aurions envie de lui dire : Garde-les ! À quoi bon perdre ce dont tu auras besoin pour
vivre ? Les disciples d’Emmaüs ont eu cette même impression quant à la
mort du Christ : Nous qui espérions.
Tout semble perdu. Mais en rencontrant le Christ ressuscité, nous découvrons
que l’offrande est porteuse d’un fruit inattendu et lumineux. Nous avons
absolument besoin de Jésus, et de Jésus vivant au matin de Pâques, pour nous
donner le sens de l’abnégation à laquelle il nous invite. Tout semblait perdu,
tout était perdu en réalité, il était mort et vraiment mort. Le voilà
vivant ! Nul ne pourra exprimer l’absolu miracle de cette vie revenue, c’est
une pure merveille que rien ne laissait supposer, Dieu met la vie là où il n’y
avait que la mort, il met le tout là où il n’y avait que le néant, et la
lumière là où il n’y avait que ténèbres. Ce n’est pas le happy end inattendu ou
le rebondissement dans le récit, c’est un événement d’une totale nouveauté, une
intervention de Dieu dans l’histoire qui change à jamais le cours des
choses.
En
nous appelant à sa suite, en nous demandant de mourir à nous-mêmes, le Seigneur
ne veut pas nous abandonner au néant, il veut nous donner la vie véritable. Ce
don passe par notre don : déposer notre vie entre les mains de Dieu, la
croire perdue, avoir parfois l’impression que notre sacrifice est inutile et
que nous gaspillons nos heures, nos talents et nos personnes mêmes : sentiment
envahissant de l’inutilité de tout effort, de la pure perte que sont nos offrandes.
Pourtant, vient l’heure du matin de Pâques, l’heure où le Seigneur peut nous
renouveler grâce à la confiance que nous lui avons accordée, l’heure où il nous
donne la vie parce que nous avons abandonné notre vie entre ses mains, l’heure
où nous comprenons que c’est en se
donnant qu’on reçoit, c’est en s’oubliant qu’on se retrouve, c’est en pardonnant
qu’on est pardonné, c’est en mourant qu’on ressuscite à l’éternelle vie.
Amen.
Saint-Michel – 8 novembre 2015