
Homélie
de la Toussaint
La foule des saints se présente devant nous comme un
immense tableau. Ce sont les fresques romaines foisonnantes de
personnage : le jugement dernier de la chapelle Sixtine dans lequel,
malgré l’abondance des détails, chacun est à sa place et où il semble que, si
l’un des corps venait à disparaître, tout s’effondrerait tant ils se tiennent
les uns les autres dans un enchevêtrement inextricable orienté par le Christ.
Ce sont aussi ces icônes byzantines dans lesquelles le ciel nous est présenté
comme une cour autour du Christ, chacun à son rang et rayonnant de la joie
d’avoir trouvé la demeure à laquelle son âme aspire.
En effet la joie des saints vient du regard que le Christ
pose sur eux. Le bonheur de la sainteté c’est de se savoir appelé, reconnu,
d’avoir trouvé le fruit de la quête perpétuelle de nos cœurs. De ce point de
vue, la sainteté est le repos éternel. Dire que nous avons tous vocation à la
sainteté, c’est dire qu’il y a pour chacun de nous une place. Pas un qui soit
laissé de côté. Dieu a préparé pour chacun une demeure qui n’est pas simplement
pour l’au-delà mais déjà notre vocation ici-bas, pas simplement un état de vie,
mais un appel plus personnel encore que nos empreintes digitales ou notre code
génétique. Au ciel, personne ne pourra nous prendre notre trône et chacun en
aura un car, aux yeux de Dieu, chaque vocation est unique. Quand on regarde les
saints, on peut essayer de les trier par catégorie mais on doit se rendre à l’évidence :
il n’y en a pas deux identiques. Notre foi est de croire que tous nous sommes
appelés par Dieu à la sainteté dans la particularité de notre personne.
Cela ne va pas sans un certain combat. Si les icônes
byzantines nous présentent l’aboutissement du chemin – la paix profonde du ciel
dans l’achèvement du plan de Dieu –, l’Apocalypse comme la Sixtine nous
montrent que ce royaume des cieux est
aux violents qui s’en emparent. Les béatitudes le disent aussi : être
pauvre pour être comblé, pleurer pour être consolé, être persécuté pour recevoir
la récompense des cieux. Notre correspondance à l’appel divin s’accomplit dans
la lutte, celle de la grande épreuve,
celle de la croix qui est le bain dans le
sang de l’agneau. Si nous voulons être ici-bas à notre place du ciel, nous
serons inadaptés car la sainteté est d’un autre monde. Nos schémas de vie
seront à l’envers ; nos plans de carrière inversés : celui qui veut être le premier, sera le
serviteur de tous ; nos désirs célestes : ils ne sont pas du monde, de même que moi je ne suis pas du monde. Comme
en un pays étranger, nous souffrirons de cette inadaptation, nous ressentirons
douloureusement l’incompréhension de nos contemporains, nous nous battrons pour
essayer de leur faire entendre la voix qui nous a appelés et pour les faire
entrer dans la contemplation des réalités célestes auxquelles nous avons
commencé à goûter. C’est sur cette brèche que nous nous tiendrons. La tentation
peut alors être de nous adapter au monde, de laisser tomber ce qu’il y a de
radical et de divin dans notre appel pour mieux trouver notre place dans la
cité terrestre. S’il convient de réfléchir à la place des chrétiens dans la
société, n’oublions jamais que nous ne sommes déjà plus seulement de cette
terre. Toute la réalité prend son sens parce que nous laissons l’Esprit Saint
en nous l’orienter vers le ciel. Nous ne pouvons plus faire comme si Dieu
n’agissait pas en nous, comme si la réalité s’arrêtait aux frontières du monde
visible, car la vie éternelle donne du poids à nos paroles et nos actes, l’appel
de Dieu dit le sens de notre vie.
C’est un premier combat, mais plus difficile encore est
celui que nous rencontrons au sein même de l’Église. Nous pourrions espérer y
trouver la paix d’une famille aimante dans laquelle notre place nous serait
toujours réservée. C’est parfois le cas, mais souvent aussi nous nous
découvrons comme inadaptés au sein même de l’Église, la communauté des enfants
de Dieu. Le paradoxe est douloureux : là où nous espérions répondre à
l’appel divin et voir cet appel confirmé par nos frères et sœurs, une lutte
plus douloureuse agite nos cœurs. L’erreur est alors de croire que ce sont les
autres qui nous empêchent d’être saints, et d’attendre d’eux un changement qui
doit en fait venir de nous ; car cette lutte, c’est le travail de la grâce
en nos âmes alors que l’homme ancien fait place à l’homme nouveau. Notre
sainteté se joue là : s’accrocher à la croix plutôt qu’à soi-même pour
devenir soi. Nous ne savons pas ce que nous sommes, nous ignorons assez
largement le dessein de Dieu sur nous et nous avons peine à choisir ce qui nous
donnera la joie. Nous n’avons pas trouvé notre place dans la société de ce
monde, nous la cherchons encore dans l’Église et, au long de cette quête, Dieu rénove
nos cœurs pour nous faire correspondre parfaitement à l’appel qu’il a prononcé
sur nous de toute éternité, à la demeure qu’il a préparée pour nous en son cœur.
En de rares moments, nous imaginons ce que cela peut être alors que le Seigneur
nous donne de ressentir une joie encore passagère. En cette fête, tant de
saints qui ont trouvé la paix des demeures éternelles nous donnent foi et
espérance pour nous oublier nous-mêmes et plonger à corps perdu dans la grande
épreuve de nos vies. Amen.
Saint-Michel
– 1er novembre 2015