
Homélie du 25eme dimanche du
temps ordinaire
“Celui qui veut être le plus grand”
Les disciples n’ont certes pas
compris ce que Jésus a voulu leur dire, mais ils ont saisi une chose : il va mourir. C’était une évidence et
elle se trouve soudainement au premier plan. Qui dit mort du chef dit successeur.
Comme des gamins qui jouent sans se rendre compte de ce dont il s’agit, les
disciples s’imaginent une guerre de succession. Ils ont ramené Jésus au jeu du
monde, un chef de bande comme un autre : pour que la bande survive, il
faudra un autre chef. Ne vaut-il pas mieux se mettre d’accord pour savoir qui
le sera ? Ils négligent une donnée, c’est qu’eux aussi ils auront à mourir
et retourneront à la terre tandis que d’autres choisiront à leur tour un autre
successeur sur leur tombe à peine refermée. Dans ce théâtre d’ombre, aucune grandeur
n’est véritable, les postes et les titres ne sont que des dunes de sable,
hautes un jour et disparues le lendemain sous l’effet d’un coup de vent. Les
disciples parlent en marchant et cherchent à mettre la main sur un pouvoir
aussi passager que leurs traces de pas sur la route.
Et voici que Jésus leur enseigne
la vraie grandeur. Il s’assoit, c’est déjà dire qu’il va parler de stabilité et
de ce qui dure. Si quelqu’un veut être le
premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. Le premier, sans autre détermination,
c’est dire que Jésus parle bien de l’absolu premier, il ne s’agit évidemment pas
d’être le premier de la classe ou le meilleur de l’année. La place que le
Christ désigne sort des comparaisons du monde.
Cette primauté jaillit de sa
Croix. En s’y humiliant, le Seigneur s’est assuré de ne pas régner de loin. Son
règne, il ne l’a pas étendu par des missi dominici ou des préfets, il l’a fait
descendre jusqu’à nous en abaissant sa propre personne, en venant nous servir. S’il
peut faire ainsi c’est avant tout parce que il ne tient pas son pouvoir des
hommes, ce pouvoir n’est pas le fruit d’une discussion à bâtons rompus sur un
chemin de campagne, il ne vient pas de la reconnaissance des bienfaits de son
action, il n’est pas le résultat d’un vote ni d’une nomination. Son pouvoir, il le
tient du Père. Jésus est pure réception de la seule grandeur qui est Dieu. Son
abaissement est un abandon entre les mains de son Père ainsi que le dévoile le
mot de la fin : Père, entre tes
mains je remets mon Esprit.
Seule une grandeur aussi solide
peut sans crainte s’abaisser, car celui qui sait que personne ne pourra lui
retirer ce que Dieu lui a donné peut servir sans jamais avoir peur d’être avili.
Le démon et les hommes s’y sont pourtant employés avec acharnement, mais chaque
coup, chaque crachat et chacune des chutes n’ont fait que manifester davantage
la dignité suréminente du Christ alors que le mal cherchait à la lui arracher, car
comment voler à quelqu’un le bien qu’il ne détient pas ? Les coups de
marteau et de fouet répétés, l’abandon de ses disciples, la nuit noire dans
laquelle Jésus a plongé, rien n’est parvenu à détruire la grandeur immense avec
laquelle le Fils prononça : Père,
pardonne-leur. Au faîte de son abaissement, Jésus continuait à se tourner
vers le Père comme son seul recours, jusqu’au Mon Dieu pourquoi m’as tu abandonné ? qui affirme paradoxalement
la confiance en Dieu de celui qui n’en ressent plus aucune consolation. Sa
résurrection jaillit de là. Lorsque le mal eut usé inutilement sa dernière
flèche, l’arme s’est retournée contre lui, la blessure ouverte par la pointe
acérée est devenue une source par laquelle s’échappe la lumière qui inonde les
ténèbres. Le pouvoir du Christ était un diamant indestructible mais encore
dans sa gangue, voici qu’il a été taillé par la Passion et brille maintenant de
mille feux.
Ainsi Jésus a ouvert à tous la
voie qui mène à la grandeur. À la suite du Christ lavant les pieds de ses
apôtres, le dépouillement du service peut nous donner de retrouver le diamant
qu’est le regard du Père posé sur nous. Celui
qui veut être le premier, qu’il cherche donc en Dieu sa reconnaissance,
qu’il se mette à la suite du Christ descendant encore plus bas, qu’il aille à
genoux recueillir
la grandeur au pied de la croix du Christ. L’abbé Huvelin qui confessa Charles
de Foucauld à l’église Saint-Augustin lui disait : Jésus a tellement pris la dernière place que nul n’a pu la lui ravir. Pour
croître sous le regard de Dieu, il ne reste plus aux disciples qu’à s’emparer
de l’avant-dernière place, celle qui est juste derrière le Christ :
quitter les gamineries du monde qui cherche une élévation sans lendemain,
oublier ces discussions vaines sur la puissance, se débarrasser des
comparaisons étroites qui nous étouffent pour embrasser la largeur, la
profondeur et la hauteur de l’amour du Père ; pencher son regard sur le berceau
d’un enfant dans lequel on reconnaît l’envoyé de Dieu. L’enfant est celui qui
n’a nulle grandeur autre que celle qu’il a reçue de Dieu, c’est pourquoi le
tout-petit est la dignité et la noblesse la plus pure. Voici un être qui n’a
rien d’autre à faire valoir que la vie que Dieu lui donne. S’abaisser jusqu’à
lui, c’est contempler la vraie grandeur et entrer à son tour dans le mouvement
qui nous fait la recevoir. Amen.