Homélie
du 23ème dimanche du temps ordinaire
“Effata – Ouvre-toi”
L’œuvre
de toute une vie est condensée dans le miracle de la guérison du sourd-muet. L’effata prononcé par Jésus, c’est
l’ouverture qu’il ménage en nous jour après jour. Il faut avoir souffert de son
propre repli sur soi pour prendre la mesure du drame de la prison que nous
sommes pour nous-mêmes. Chercher à rejoindre l’autre et ne pas y réussir.
S’apercevoir soudainement que toute la complicité d’une amitié est mise à bas
par un deuil, l’ami se trouve dans la peine, on ne sait quoi lui dire, on se
trouve très maladroit, on se demande comment l’atteindre ou le rejoindre. Cette
prison, nous en touchons les barreaux quand nous ne parvenons pas à exprimer ou
à faire entendre ce que nous vivons, quand il ne nous reste que la colère pour
que se dise ce qui nous habite. Impossibilité de communiquer la douleur qui
nous hante, de la faire ressentir à l’autre et de l’en rendre
participant ; à l’inverse nous mesurons encore la taille de notre cellule
lorsque nous réalisons que le malheur des autres nous atteint si peu ou trop
superficiellement et qu’il nous entraîne bien souvent à nous renfermer sur
nous-mêmes plutôt qu’à nous ouvrir à leur souffrance.
Il
suffit pourtant d’un rien pour que soudainement une brèche s’ouvre dans cette
prison. Cette semaine, il a suffi d’une photo. La photo d’un enfant dont on
n’osait à première vue imaginer la tragédie, dont on a espéré quelques instants
qu’il soit simplement endormi au bord de la mer avant de se rendre à la plus
tragique des évidences. Une photo a ouvert nos yeux et nos cœurs. Pourtant nous
en avions vu des images, nous en sommes abreuvés à longueur de jour et de
pages, multitudes de visages qui frappent à la porte de nos cœurs. Celle-ci
n’avait pas de visage, pourtant elle a su percer notre aveuglement. Qui dira
pourquoi ? Peut-être précisément parce que la photo ne montrait pas le
drame, le sang et l’horreur mais, avec une certaine pudeur, le caractère désormais
anodin de la mort frappant un enfant sur une plage. Peut-être parce que cet
enfant nous semble proche, un enfant comme tant d’enfants avec lesquels nous
avons joué sur de semblables plages cet été. Peut-être parce que la solitude de
ce corps sur le sable, nous rappelait trop clairement que nous l’avions
abandonné. Peut-être aussi parce que cette image tombait au moment où nous
étions enfin prêts à laisser s’ouvrir nos cœurs alors que toutes les autres avaient
essayé en vain.
Le
paradoxe de notre aveuglement est qu’il est toujours guéri par la lumière comme
il l’a été par cette image. Jésus n’agit pas autrement, lui qui guérit le sourd
en prononçant une parole. Par la lumière de son innocence enfantine, Aylan a
remis la lumière en nos cœurs ; comme par la force de sa parole le
Christ rend la parole au sourd. Ceci nous ramène au premier miracle de nos vies
que fut notre baptême. Le baptême nous a ouvert à la vie de la grâce. Le
premier mot que comprit Helen Keller fut water,
eau ; ce mot lui ouvrit tous les autres. Ceux qui l’ont vue ou lue, se
souviennent de cette scène de la vie d’Helen Keller où son esprit s’ouvre. Elle
comprend soudainement que les mots que sa maîtresse lui tape dans les mains ont
un sens et correspondent à des objets. Elle le saisit alors qu’elle a la main
sous l’eau et qu’encore une fois Anne Sullivan lui fait faire le geste qui
épelle water. Soudainement, la
lumière se fait pour elle, elle réclame alors avec avidité de connaître le nom
de toutes les choses qui l’entourent. Longtemps, sa tutrice avait pourtant
frappé à la porte de son esprit sans le voir s’ouvrir. Par un mot et quelques
gouttes d’eau, l’enfermement a été brisé, le sortilège rompu. C’est une image
du baptême : de l’eau et une parole ont brisé notre enfermement et nous ont
ouvert une liberté inespérée.
Il
reste pourtant la longueur de toute notre vie afin que grandisse cette liberté
qui nous a été donnée. Pour que notre être entier se mette à la remorque du don
que Dieu nous a fait. De même que nous pourrions être émus par la photo de
cette semaine sans que cela change rien, nous laisser submerger par l’émotion
mais ne pas savoir en porter les fruits, nous pouvons avoir reçu le baptême
sans qu’il porte du fruit. Or l’émotion passe mais les fruits demeurent. Notre
peine pour cette famille éprouvée, nous l’oublierons bien vite ; en
revanche, si nous faisons du bien aux autres, cela leur restera jusque dans
l’éternité. Alors, puisque les circonstances nous proposent un exercice très
concret, n’en restons pas à l’émotion ; les vagues qui roulaient autour du corps
d’Aylan frappent désormais de l’intérieur de nos âmes et nous poussent à agir,
c’est l’eau de notre baptême qui sourd et veut encore nous donner vie, que
ferons-nous de concret, comment allons-nous ouvrir non seulement nos cœurs mais
nos bras ? À quoi allons-nous renoncer pour que tant d’étrangers qui
fuient la guerre soient accueillis ?
Amen.
Saint-Michel – 6 septembre 2015