
Homélie du 11ème
dimanche du temps ordinaire
Aucune circonstance ne réveille en nous un étranger
dont nous n’aurions rien soupçonné. Vivre, c’est naître lentement. Il serait un
peu trop aisé d’emprunter des âmes toutes faites! Une illumination soudaine
semble parfois faire bifurquer une destinée. Mais l’illumination n’est que la
vision soudaine, par l’esprit, d’une route lentement préparée. J’ai appris
lentement la grammaire. On m’a exercé à la syntaxe. On a éveillé mes sentiments.
Et voilà brusquement qu’un poème me frappe le cœur. Saint-Exupéry, Pilote de guerre.
Chacun de nous est le fruit d’une histoire longue, d’une croissance
qui a pris plusieurs années, d’un apprentissage encore inachevé. Pour ceux qui
sont impatients, la lenteur avec laquelle Dieu nous fait évoluer et réalise les
grandes choses de ce monde est parfois insupportable. Pourtant, cette patience
de Dieu n’est pas simplement un pis-aller. Même si notre inertie peut ajouter à
la durée du processus, ce n’est pas parce que nous serions particulièrement
lents que Dieu prend le temps pour nous faire grandir en sainteté. Quel
agriculteur reprocherait au blé de ne pas pousser assez vite ? Le semeur
sait qu’on ne peut tirer sur les plantes pour qu’elles poussent, c’est le
meilleur moyen de les arracher et de les tuer. Le respect qu’il a de la vie
naissante lui fait en prendre soin, bécher autour, mettre de l’engrais, arroser
tout en laissant la tige prendre d’elle-même son essor. Pour accomplir son
œuvre éducative, le Seigneur déploie une attention similaire vis-à-vis de ce
que nous sommes.
Le temps porte en lui-même
une grâce qui est propre à l’humanité. Les anges ne la connaissent pas car ils
sont des êtres sans croissance créés dès le départ dans leur maturité et dans
l’éternité. L’homme, lui, naît dans l’histoire chargée de le conduire du
présent à l’éternité. L’erreur serait de croire que cette durée nous sépare de
Dieu alors qu’elle ne cesse au contraire de nous en rapprocher. Nous pouvons
aimer l’aspect historique de notre condition si nous saisissons tout ce qu’il
porte en lui de bonheur et de don. Les plus grandes joies que nous avons sur
cette terre sont le fruit du temps. Quelle musique peut se faire entendre s’il
n’y a pas de durée pour battre son tempo ? Art de la durée par excellence,
la musique réconcilie notre rapport au temps. Voici que durant quelques
minutes, nous vibrons au rythme d’un morceau. Le sentiment d’angoisse que nous
pouvons connaître devant l’accélération du temps, ou l’impatience qui nous
habite parfois devant la lenteur des êtres et des choses s’évanouissent pour
quelques instants de musique. Nous retrouvons alors ce pour quoi nous sommes
faits : vivre précisément au rythme du temps pour pouvoir le dépasser et
nous désirons alors que cela ne cesse plus. Autrement dit, nous touchons
quelque chose d’éternel. Le temps dans lequel s’inscrit la musique nous ouvre à
l’éternité, il construit un moment qui le dépasse. Dans nos vies, ce travail
est laborieux et nous peinons en ayant l’impression de perdre notre temps, de
courir après le temps, ou de chercher à tuer le temps. Comme la terre labourée
produit un fruit qui dépasse largement le travail du cultivateur, ce temps nous
laboure et produit en nous un fruit d’éternité. Il nous met petit à petit au
rythme de Dieu.
Notre conversion c’est donc d’entrer
dans le rythme d’un autre. Nous le vivons déjà dans chaque relation interpersonnelle :
être attentif à ses changements d’humeur, savoir marcher à son pas, lui parler
à la mesure de ce qu’il peut comprendre, écouter ses propos sans les précipiter
ni les couper, bref être vraiment au rythme de l’autre, c’est cela l’aimer.
Nous souffrons souvent de nous sentir décalés avec ceux que nous voudrions
aimer, nous n’arrivons pas à les suivre ou bien ils nous semblent si lents ;
mais vient parfois un moment de grâce où les cœurs semblent s’accorder et l’on
se retrouve dans une harmonie qui nous rappelle ce pour quoi nous sommes faits.
On peut s’entraîner à entrer dans cette harmonie, on peut préparer son oreille
et son cœur à se mettre au rythme des autres en se mettant au rythme de Dieu :
cela s’appelle la prière. Pas étonnant que l’épreuve principale de la prière en
soit l’ennui : si l’on s’ennuie, c’est que s’opère en nous une réforme du
rapport au temps. En nous plaçant sous le regard de Dieu, en laissant les
heures s’allonger, nous arrêtons de vouloir maîtriser le temps qui passe pour
le laisser être l’histoire où Dieu agit et fait grandir le grain. Dans ces moments,
il nous semble parfois que rien ne se passe alors même que la croissance est en
train de s’opérer. C’est ce temps préservé de nos journées qui nous fera
grandir et porter un fruit durable. C’est ce temps vécu ensemble le dimanche qui
fait petit à petit de l’église l’arbre aux longues branches où viennent
s’abriter tous les hommes. Amen.