Les uns contre les autres

Homélie de la Pentecôte

C’est en prison que
l’homme, comme tout être, est né : son corps, son âme, sa pensée, sa
volonté, ses aspirations, tout en lui est entouré d’une frontière, constitue
même une frontière palpable, tout le sépare et l’isole. Par les ouvertures
grillagées des sens, chacun regarde au-dehors vers une réalité étrangère à lui
qu’il ne sera jamais. Hans Urs von Balthasar
, Le cœur du monde

On peut cheminer longuement les uns à côté des autres sans
jamais se rencontrer. Relations de voisinage où nous nous saluons poliment
dans l’ascenseur, relations de travail dans lesquelles nous en restons à un professionnalisme
distant, tant de relations où l’on se côtoie sans se connaître, on échange des
mots qui ne transportent rien, ou juste suffisamment pour faire bonne figure
sans jamais se livrer vraiment. Le pire n’est sans doute pas que cela se
produise avec nos voisins et nos collègues. Le pire est quand nous mesurons
cette distance avec ceux qui sont nos plus proches. Nos frères et sœurs, nos
amis, notre conjoint, il y a quelques êtres sur cette terre avec lesquels nous
espérons partager plus. Ceux-là, à la faveur d’épreuves traversées ensemble, au
long de discussions à cœur ouvert, en les choisissant, nous leur avons partagé
un peu de nous-mêmes. Avec eux, nous espérons être plus que côte à côte, être
en communion, ouvrir notre cœur et recevoir ce qui jaillit de leur cœur.

Pourtant, avec ceux-là mêmes qui sont les plus proches, il
nous arrive de mesurer la distance qui nous sépare d’eux et qui semble
infranchissable. Parce qu’on essaye de leur dire quelque chose de très
personnel et que les mots ne viennent pas, parce qu’on ne les comprend pas, parce
qu’ils ne sont pas là au moment où l’on croyait pouvoir compter sur eux, parce
que le quotidien l’emporte et fait de nous des solitudes qui se croisent en restant
étrangères. Cette malédiction c’est celle que décrit Babel dans la Bible. La
multiplicité des langues est symbolique de la multiplicité des cœurs qui ne
peuvent jamais se dire totalement, de cette communication blessée qui n’est
jamais parfaitement transparente, de ces mots qui, en même temps qu’ils nous
rapprochent sont aussi, par leur ambiguïté et leur imprécision, comme les
barreaux d’une prison close dont nous ne nous échapperons pas.  

Allez et de toutes les
nations faites des disciples.
En nous rassemblant en son corps par la
parole des apôtres, le baptême et l’eucharistie, le Christ annonce qu’il va
enfin établir entre nous cette communion dont nos cœurs ont soif. Sa présence
ressuscitée auprès du Père est bien plus que la présence charnelle que nous
pouvons avoir les uns aux autres. Ce n’est plus une présence qui passe par
l’extériorité des sens : elle est directement à l’intérieur, dans nos
cœurs. C’est ce qu’il dit lorsqu’il empêche Marie-Madeleine de le toucher. Elle
ne sait pas encore l’ampleur de la communion dans laquelle il va la faire
entrer le jour où il sera « monté vers son Père et notre Père. » Elle
veut encore l’atteindre par le seul moyen que nous connaissons tant que nous
n’avons pas goûté aux fruits de l’Esprit : par le moyen des sens. C’est
encore ce que dit la finale de l’Évangile de Jean : Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et
s’il fallait écrire chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait
pas pour contenir les livres que l’on écrirait.
L’action de Jésus dépasse
largement les mots qui la disent. Celui qui réalise et achève l’œuvre de Jésus
en nous, celui qui prépare en nous la demeure de Jésus comme il l’a préparée
dans le sein de Marie, celui qui ouvre les barreaux de notre prison de solitude,
c’est l’Esprit Saint.

Il vous conduira vers
la vérité tout entière.
L’Esprit Saint donne aux apôtres de connaître Dieu
et de le donner à connaître par delà la faiblesse des mots. C’est ce que
symbolise le miracle des langues dont nous avons entendu le récit en première
lecture. À la malédiction de Babel, répond le miracle de l’Église. Les hommes
avaient voulu s’élever par eux-mêmes vers Dieu mais leur incapacité à se
comprendre vraiment avait mis leur projet en échec. Ce ne sont plus les hommes
qui montent vers Dieu mais lui qui fait descendre le ciel sur la terre pour
leur donner d’entrer en communion les uns avec les autres. Nous y goûtons déjà
dans les sacrements : le corps et le sang du Christ nous unissent en un
seul corps ; la confession ouvre notre cœur pour le délivrer de tout ce qui
l’enchaîne ; dans le mariage, Dieu unit parfaitement et à jamais deux
êtres. Dans tous ces sacrements, c’est l’Esprit Saint qui agit en nous. Prier
l’Esprit Saint est donc une nécessité de la vie chrétienne car il est celui qui
nous donne ce que nous désirons : la communion avec Dieu et avec les autres.
Il est proprement la loi nouvelle car il réalise déjà en nous le commandement
inatteignable : tu aimeras Dieu et
ton prochain comme toi-même.
Ce commandement dont nous contemplons la
réalisation loin dans le ciel, la Trinité et la communion des saints, voilà
qu’aujourd’hui il descend sur la terre ; demandons donc à l’Esprit de nous
en embraser. Amen.