
Homélie du 3ème dimanche de Pâques
Voyez
mes mains et mes pieds, c’est bien moi.
Le corps n’est plus dans le tombeau retrouvé vide au matin de Pâques et cette absence de Jésus dans la mort manifeste par
contraste sa présence entière dans la vie : il est ressuscité tout
entier ! Tout entier y compris sa chair. Le Christ ressuscité a donc un
corps que les apôtres saisissent, un corps tellement réel qu’il mange avec eux.
Sur ce corps, les blessures sont encore là et pourtant, le Christ est affranchi
des limites que nous attachons habituellement au corps, il ne souffre plus, il
peut même inviter Thomas à plonger sa main dans ses plaies.
Il nous est difficile d’imaginer ce que peut
être un tel corps tant notre expérience de la vie charnelle est liée à la souffrance
qui nous colle à la peau et aux limites que notre corps nous impose. On peut même en arriver à se demander si dire
que Jésus a un corps n’est pas une manière de parler. Un corps glorieux, est-ce
bien encore charnel ? Ses propres paroles – Voyez mes mains et mes pieds, touchez-moi, regardez – et le
témoignage de la tradition – je crois en
la résurrection de la chair – nous obligent pourtant. Affranchis de la
souffrance et de l’écoulement des années qui mènent inexorablement nos corps
vers la mort, le corps de Jésus est le même que le nôtre. Entre autres qualités
qui le rendent si charnel, ce corps est la présence de Jésus à ses apôtres,
exactement comme notre corps est notre présence aux autres. C’est dans ce corps
qu’il continue à les aimer et c’est dans ce corps que les apôtres peuvent
l’aimer.
Notre corps est notre présence au monde et aux
autres. L’expérience humaine de la relation est une relation charnelle. Tout en
utilisant les inventions récentes qui nous permettent de parler à un être cher
qui est à l’autre bout du monde, nous continuons à désirer sa présence pleine
et entière à nos côtés. Rien ne remplace cette mise en présence de nos corps. Nous
voulons non seulement le voir mais le voir lui-même sans interposition d’écran
et de câbles. Nous voulons pouvoir l’entendre et le regarder, lui sourire et l’embrasser,
lui parler et nous tenir à ses côtés. En l’homme, il n’y a pas d’amour sans
corps. Lorsque nous essayons de nous en passer, il nous trahit bien vite et
nous rappelle l’incarnation de nos affections en faisant jaillir des larmes à
l’occasion d’une séparation, en nous faisant découvrir par l’accélération de
notre rythme cardiaque l’amour que nous portons à telle personne ou en nous
faisant désirer la présence corporelle d’un autre dans nos moments de solitude.
Aimer quelqu’un c’est l’aimer de toute sa
personne, c’est l’aimer dans l’harmonie de son âme et de son corps, c’est voir
rassemblé tout notre être – esprit et chair – en un seul point que l’on appelle
le cœur et qui nous projette vers l’autre dans tout ce qu’il est. C’est
tellement vrai que c’est l’amour seul qui peut nous donner l’unité intérieure à
travers les combats personnels dans
lesquels le mal joue à opposer notre âme et notre corps et nous fait croire
qu’ils sont ennemis. Certes parfois de haute lutte, l’amour, parce qu’il nous permet
de nous donner à l’autre sans réserve, unit les éléments encore désunis de
notre personne. Il est une expérience d’unité : unité de la volonté et des
sentiments, unité de la chair et de l’esprit, unité de l’âme et du corps dans
l’union de l’autre avec moi.
Cette unité est loin d’être gagnée. Le mal est à l’œuvre en nous et il joue sur la moindre de nos blessures
pour nous écarteler. C’est le propre du mal de diviser. Plutôt que d’accueillir
l’autre en entier et dans tous ses instants, il nous entraîne à ne sélectionner
qu’une partie de l’autre: une partie de son corps, un trait de caractère, un
moment fugace. Ce faisant, il divise notre personne en nous faisant diviser
l’autre. Alors, nous désirons sans aimer, nous nous attachons sans nous livrer,
nous brûlons sans être embrasés.
Cette division nous fait souffrir mais vouloir
aimer peut être plus douloureux encore que de s’y résigner car plus nous désirerons
être réconciliés, plus nos plaies nous apparaîtront béantes, plus la distance
entre notre désir et sa réalisation nous semblera grande. L’amour passe alors
par la souffrance de l’offrande pour pouvoir atteindre sa perfection. Les
racines de la joie sont en forme de croix : trois jours après sa passion,
en se présentant ressuscité dans sa chair à ses apôtres, le Christ manifeste
cette unité non plus souffrante et combative mais glorieuse et victorieuse. Il la
donne à voir et à toucher. Il leur montre un corps qui ne connaît plus cette
désunion, un corps qui ne souffre plus de notre combat intérieur permanent, une
chair qui s’est livrée par amour et qui, désormais ressuscitée, aime
totalement, absolument et éternellement. En le contemplant dans son corps
eucharistique comme les apôtres au soir de Pâques le virent dans son corps,
nous le laissons réaliser l’unité de cet amour en nous. Amen.
Saint-Michel – 19 avril 2015