
Homélie du deuxième dimanche de carême
Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce
La première lecture de ce jour est très souvent mal comprise. Comment Dieu pourrait-il réclamer la mort d’Isaac ? Comment un père pourrait-il envisager de tuer son fils ? Si ce texte loue
l’obéissance d’Abraham, cette obéissance n’est pas aveugle car alors on fait
d’Abraham un idiot et de Dieu un sadique (il nous mettrait à l’épreuve en
exigeant de nous d’obéir sans réfléchir aux ordres les plus invraisemblables et
les plus contraires à la raison). Or, le Seigneur ne nous teste pas à
l’aveugle, il n’exige rien de nous qui soit mauvais ou stupide. Au chapitre
précédent, il avait promis à Abraham : c’est
par Isaac qu’une descendance portera ton nom (cf. Gn 21, 12) et voici qu’il
lui demande de sacrifier ce même fils. Ces deux paroles ne sont profondément
contradictoires que si nous pensons que le sacrifice implique le meurtre et la
destruction de la victime. En réalité, Dieu est profondément cohérent et il
fait lui-même le lien à la fin du texte que nous avons lu : parce que tu ne m’as pas refusé ton fils,
ton unique, je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel. Quel
peut être le rapport entre l’offrande du fils et la descendance ?
Certaines richesses ne portent du fruit que lorsqu’on les offre. C’est en
particulier le cas des enfants. Les parents dont les enfants sont suffisamment
grands pour être parents à leur tour savent cela. Pour qu’un fils vive et donne
la vie, il faut un moment qu’il soit comme mort pour ses parents. Abraham
découvre au fil de ce passage pédagogique le sens de l’offrande que le
Seigneur lui demande. Dans un contexte de sacrifice humain, Dieu lui fait
comprendre le vrai sacrifice, celui qui ne tue pas la victime mais au contraire
lui donne la vie. Au final, le sacrifice n’est pas tant celui du fils que du
père : en offrant son fils à la volonté divine, Abraham sacrifie son attachement pour lui. Pour vivre, Isaac quittera son père et s’attachera à Rebecca. Abraham en
a déjà le cœur transpercé mais il ne retient rien de son fils.
Sur une autre montagne, Jésus est révélé à ses apôtres. Celui-ci est mon Fils bien-aimé :
écoutez-le. Nous avons découvert que Dieu n’exigeait rien qui ne soit bon
pour nous. Nous découvrons à la Transfiguration que celui qui va s’offrir pour
le salut du monde n’est autre que le bien-aimé Fils de Dieu. Dieu ne demande
rien qu’il n’accomplisse lui-même. À Abraham, il disait : livre-moi ton fils bien-aimé pour être
fécond, aux hommes, il dit : voici
mon fils bien-aimé livré entre vos mains pour que vous soyez vivants. Le
Père ne souhaite pas la mort de son fils mais la vie des hommes. S’il a fallu
que le Christ meure, c’est parce que les mains des hommes entre lesquelles il
était livré ont voulu déchirer leur victime. La mort n’a pas eu le dernier mot
pourtant et, jusqu’à aujourd’hui, l’offrande du Fils porte une descendance
nombreuse, plus nombreuse encore que les étoiles dans le ciel et les grains de
sable au bord de la mer, plus nombreuse que celle d’Abraham. Après le cœur
d’Abraham, c’est l’amour du Père éternel qui s’ouvre pour nous. Il ne retient
rien de Jésus, il l’offre tout entier pour qu’il puisse donner la vie aux
hommes.
L’heure de notre sacrifice vient aussi et c’est le moment où
nous pouvons à notre tour recevoir la vie de Dieu et en être fécond. Ce moment
c’est tout d’abord celui de notre baptême : ne ressort sauvé de l’eau que
celui qui s’est abandonné entre les mains du ministre qui l’y a plongé, ne vit
de la résurrection que celui qui se laisse noyer dans la mort de Jésus. C’est
le premier instant de notre vie chrétienne et il est le principe d’autres
moments qui seront autant d’offrandes fécondes. Dans toutes nos réalisations,
vient toujours un moment, un palier où nous devons choisir : serrer contre
nous notre œuvre et la voir pourrir entre nos mains ou l’offrir pour qu’elle
puisse grandir. Le cultivateur sème abondamment et laisse le grain mourir en
terre pour qu’il porte du fruit, les parents offrent un jour leur enfant aux
risques du monde pour qu’il y soit fécond, l’artiste abandonne son œuvre au
public qui peut la déchirer ou s’en nourrir, le saint se livre entre les mains
de Dieu et embrasse la Croix sans même plus voir si viendra une résurrection. Qui perd sa vie la trouvera. Le calcul
semble facile mais dans la réalité, chacun de ces moments est une mort car nous
ne savons jamais ce qu’il en résultera, de même qu’Abraham était dans la nuit
car, bien que croyant en la promesse d’une descendance, il pensait aussi être
séparé à jamais de son fils. L’offrande d’argent, de faim et de temps que nous
faisons en ce carême par notre aumône, notre jeûne et notre prière nous prépare
à ces carrefours de notre existence. Elle nous apprend à laisser perdre nos
biens précieux dans l’espérance qu’ils portent plus de fruit que nous n’en
aurions jamais obtenu à vue humaine. Y plonger est forcément un acte de foi
car, sauf la foi, rien ne laisse supposer cette fécondité qui n’est donnée qu’à
ceux qui se risquent à tout perdre dans le feu de l’amour de Dieu. Amen.
Saint-Michel – 1er
mars 2015
2ème dimanche de carême