De haute lutte

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Homélie du 1erdimanche de carême 

Au temps où se prolongeait la patience de Dieu

Quatre jours de carême et déjà cette question : à quoi
bon ? Pourquoi le combat ? Ne sommes-nous pas sauvés à notre
baptême ? Pourquoi ce corps à corps permanent contre le mal dans nos
vies ? Ce paradoxe est déjà celui du déluge – figure du baptême. Au déluge tout est purifié puis Dieu dit : aucun être de chair ne sera plus détruit par
les eaux du déluge.
Le Seigneur plonge
le monde dans un bain duquel l’arche émerge seule. Le mal est englouti. De
même à notre baptême, nous sommes ressortis de l’eau tout saints. Pourtant le
Seigneur laisse quelque chose qui n’est pas détruit par le sacrement : le
mal disparaît mais il reste la pente vers le mal, autrement dit la tentation.
Elle est l’origine de la lutte que nous menons.

Le Seigneur aurait pu nous sauver en nous épargnant tout penchant mauvais, il
aurait pu non seulement nous purifier mais nous remettre droit sur nos deux
pieds pour que nous avancions sans plus jamais craindre de tomber. Tout serait
accompli en cette fraction de seconde au cours de laquelle l’eau touche notre
front et le prêtre prononce les paroles. Pourtant le Seigneur nous a laissé le
temps, c’est-à-dire qu’il nous a laissés libres car, en l’homme, aucun acte
libre ne s’accomplit en un instant. L’instant laisse l’espace d’une décision,
il ne permet pas son accomplissement. Les époux se disent « oui » en
quelques secondes, mais ils le vivent toute leur vie. Leur liberté n’est pas
tant de dire « oui » que de vivre ce « oui » tous les jours
de leur vie. Rares sont les entreprises qui se font en un claquement de doigts. Être
audacieux n’est rien, encore faut-il trouver la ressource de persévérer pour
pouvoir être victorieux. Or, la persévérance a mauvaise presse, elle n’est pas
la qualité après laquelle nous courons, sans doute parce que nous savons ce
qu’il nous en coûte. Pourtant, si nous n’y accédons pas, nous nous payons de
mots car seule la persévérance rend réels les engagements exprimés et nous donne
donc d’être vraiment libres. Lorsque le vernis des premiers temps est usé, nous
commençons à éprouver la faiblesse de notre liberté. Saurons-nous rester
fidèles ?

Au désert, le Christ a enduré la longueur du temps. Il a
connu ce moment de la vie où nous sommes loin de toute oasis et où il nous faut
encore marcher sous le soleil. Poussé par
l’Esprit
, il va donc au désert et il y est éprouvé, ou plutôt il éprouve le
temps. Le Seigneur avait décidé qu’il n’y aurait plus de déluge pour laisser à
l’homme le temps de grandir et de se convertir. Il a voulu qu’il n’y ait qu’un
seul baptême, pour le laisser porter du fruit dans toute la longueur de la vie
d’un homme. Mais ce n’était pas pour nous abandonner à nous-même. Afin de
restaurer notre liberté si vite découragée, il a voulu vivre d’une liberté humaine,
c’est-à-dire une liberté accomplie dans le temps. Il a donc connu ce moment où
les résolutions s’étiolent, où la volonté semble d’une infinie faiblesse, où l’on
ne sait plus comment puiser l’énergie de continuer à avancer. Jésus a trente
ans, c’est pour lui l’heure de midi, le milieu de la vie, lorsque les consolations
de la jeunesse s’éloignent et que l’on se demande si on ne recommencerait pas
tout autrement. À ce moment, Satan voit venir la chance qu’il guettait et rôde
autour de sa proie, il invite Jésus à prendre ce qui est proche quand ce qui
est lointain est si incertain. « Prends le pain qui comblera ta
faim. » Il est bien plus sûr de manger tout de suite du pain que de
risquer le jeûne pour l’éventualité hypothétique d’un bienfait spirituel. Jésus
traverse ce désert en laissant béante sa blessure, ouvert son désir : « Je suis
fait pour plus que le pain car je sens en moi le désir de bien plus grand, bien
plus haut et je ne m’arrêterai pas tant que je n’aurai pas reçu l’objet qui est
à la mesure de mon désir. » Voilà le combat que se livrent le démon et le
Sauveur, celui de l’instantanéité contre le temps, de l’assouvissement mesuré
contre le désir infini, de l’enfermement d’une vie sans but contre la liberté
d’une vocation. 

Après avoir traversé ce moment, Jésus est prêt à rayonner.
Jusque là sa vie avait été fidèle mais cachée, désormais sa fidélité portera du
fruit au centuple. Dès sa sortie du désert, il part proclamer l’Évangile et
accomplir des miracles. Nous portons un fruit meilleur quand nos choix sont
passés par l’épreuve du désert. Après la croix, la résurrection. C’est le
moment du second souffle. On croyait que tout ne serait jamais que plus
difficile si on persévérait, on pensait que les belles années étaient derrière soi
et l’on se découvre porteur d’un fruit inattendu. Notre fécondité n’était pas
en arrière mais en avant de nous. C’est Sarah qui donne naissance à Isaac alors
qu’elle se pensait stérile à jamais, c’est Mère Teresa qui se met au service
des pauvres après vingt ans de vie religieuse, c’est le pape François élu à 76
ans et c’est tant et tant d’inconnus dont la persévérance, la patience et la
fidélité ont porté du fruit à travers les âges. En ce carême, le Seigneur nous
laisse le combat pour que nous atteignions cette stature-là.   

Saint-Michel – Samedi
21 février 2015