Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. Ainsi s’exprime Ménalque, un personnage d’André Gide dans son livre Les Nourritures terrestres. La critique de Gide a toujours cours sous différentes formes aujourd’hui, elle est un aiguillon pour que nos familles ne soient pas les lieux bourgeois, détestables et fermés que Ménalque hait à juste titre. Pour qu’elles soient ouvertes, je voudrais que nous regardions ensemble la Sainte Famille, ces trois visages peuvent nous enseigner la vocation de toute famille.
Voici Marie. Elle est mère. Elle aime son enfant d’un amour maternel, tendre, doux mais aussi plein d’abnégation. Elle le sert contre elle, elle est heureuse de pouvoir encore le garder si près, elle voudrait que jamais il ne s’éloigne ni ne souffre. Elle sait bien que c’est impossible cependant et elle entend d’ailleurs Syméon déclarer : Ton âme sera traversée d’un glaive. Cette mère à l’enfant, c’est déjà la Pietà. S’il faut que son fils souffre, elle voudrait que ce ne soit jamais loin d’elle ni sans elle. Elle voudrait pouvoir être toujours là pour lui, que jamais une épine ne blesse ses pieds sans qu’elle soit là pour le soigner, que jamais une insulte ne l’atteigne sans qu’elle soit là pour le réconforter, que jamais un crachat n’atteigne son visage sans qu’elle soit là pour l’essuyer. Pourtant, en le tenant dans ses bras, elle contemple avec émerveillement cet autre qui est sorti d’elle. Elle sait qu’il vivra désormais hors d’elle, qu’il lui échappera quand elle voudra le voir, qu’il ira là où elle ne pourra aller, et pire encore, qu’il souffrira sans qu’elle puisse porter avec lui cette souffrance. C’est sa douleur la plus grande, et elle offre son fils sans rien en retenir, elle le donne au monde. Elle nous apprend ainsi ce que c’est que d’être mère. J’ai en mémoire cette phrase que ma mère m’a dite le jour où j’entrais au séminaire : je n’ai pas l’impression de te donner car je n’ai jamais cru que tu étais à moi. Mères, Marie est votre modèle, demandez-lui de renoncer amoureusement à vos enfants. Que vos bras soient toujours ouverts pour recevoir les baisers de ceux à qui vous avez donné la vie mais que jamais ils ne se referment sur eux, vous les avez fait naître pour les offrir au monde.
Voici Joseph. Père, il sait que la tâche dépasse complétement ses capacités. Il a cru un moment qu’il ne lui appartenait pas de l’accomplir, il était bien trop petit pour cela. S’étant jugé indigne d’une telle paternité, il avait formé le projet de répudier Marie. Contrairement à ce que l’on dit parfois, il ne doutait pas d’elle mais de lui-même. Comment pourrait-il être le père de celui dont il voudrait être le disciple ? Il avait fallu la parole d’un ange – Tu lui donneras le nom de Jésus – pour qu’il ose reconnaître son fils dans cet enfant. Aujourd’hui, il prend sa vocation à bras le corps en présentant son enfant au Temple. Il n’a pas oublié sa faiblesse, son incapacité même. Il doute de lui-même mais ne s’y arrête pas car il a confiance en Dieu. Puisque le Seigneur l’a mis à cette place, il l’assumera sans états d’âme, il sera là pour son fils et son épouse. Comme tout père, il vit cet étrange paradoxe de se découvrir porteur d’une responsabilité plus grande que lui. Il se sent mal ajusté, il est tenté de fuir loin de cette charge qui le dépasse. Pourtant il se sait à sa place et il choisit de rester près de Marie et Jésus, d’être époux et père. La paternité, cela se choisit. On se découvre père par une parole – certes, bien plus souvent celle de son épouse que celle d’un ange. Cette parole dit une vocation. Il reste à s’y engager avec décision en répondant par une autre parole : celle qui reconnaît le nouveau-né pour sien. Des pères conscients de leur faiblesse tout autant que de la grandeur de leur vocation feront de nos familles des lieux ouverts à l’irruption de l’inattendu. Il nous faut des pères qui choisissent de l’être pleinement en étant présents pour accomplir les humbles contraintes de la vie de tous les jours et en s’offrant pour transmettre à leurs enfants ce qu’ils ont de meilleur.
Voici enfin l’enfant Jésus. Il est obéissance et liberté. Cela le rend quelque peu insaisissable. Dans le passage au cours duquel les parents de Jésus le cherchent durant trois jours à Jérusalem, l’évangéliste nous dit qu’il leur était soumis alors même qu’il vient de leur échapper pour rester au Temple. C’est paradoxal : l’obéissance de Jésus est véritable et c’est pourquoi elle est libre. Il nous faut obéir pour être libre car la liberté n’existe que lorsqu’elle est enracinée dans une histoire. C’est l’erreur de Gide qui veut effacer la famille pour laisser la place à la liberté totale de l’individu ; mais faire table rase de son passé, vouloir oublier la parole de son père et les bras de sa mère, c’est s’interdire de grandir en se fermant sur soi. Cependant, nous n’avons pas non plus vocation à rester toute notre vie dans les jupes de notre mère ou à toujours demander l’avis de notre père, l’obéissance est accomplie lorsqu’elle mène le fils à quitter père et mère. Jésus honore véritablement Joseph et Marie en quittant le foyer pour partir sur les routes annoncer la Bonne Nouvelle. Honorer père et mère, ce n’est pas leur rendre ce qu’ils nous ont donné – cette dette n’est pas remboursable – mais transmettre à notre tour ce que nous avons reçu d’eux.
Des mères aimant leurs enfants sans jamais les retenir ; des pères humbles s’engageant fidèlement pour eux des enfants obéissants et bientôt libres de vivre indépendants ; voilà qui fera de nos maisons des foyers ouverts, voilà qui en ouvrira grand les portes et donnera aux familles d’être des sources inépuisables de joie pour tous les Gide sans-famille qui s’y attableront et y reprendront des forces pour la route. Amen.
Saint-Michel – 28 décembre 2014
Fête de la Sainte Famille
Voici le paragraphe complet d’où est extraite la citation de Gide :
Au soir, je regardais dans d’inconnus villages les foyers, dispersés durant le jour, se reformer. Le père rentrait, las de travail ; les enfants revenaient de l’école. La porte de la maison s’entr’ouvrait un instant sur un accueil de lumière, de chaleur et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien de toutes les choses vagabondes n’y pouvait plus rentrer, du vent grelottant du dehors. – Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. – Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché vers une vitre, à longtemps regarder la coutume d’une maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d’un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait ; – et mon cœur se gonfla du désir de l’emmener avec moi sur les routes.