Saint-Michel – 16 novembre 2014
XXIIIème dimanche du temps ordinaire
“Entre dans la joie de ton Seigneur”
Comment obtenir la joie ? Non pas simplement comment l’obtenir un beau jour au ciel dans un avenir hypothétique, mais comment l’obtenir aujourd’hui, pour ici-bas. Le paradis, ce n’est pas simplement pour après la mort, c’est pour maintenant, la preuve c’est que, dans l’évangile d’aujourd’hui, il y en a qui doublent déjà leur mise avant le retour du maître. Mais comment font-ils ? Bien sûr, il y a une joie définitive qui est promise mais si cette joie ne nous est pas donnée au présent, quelle preuve en aurions-nous ? Est-il possible que cette joie soit notre compagne quotidienne ou sommes-nous condamnés à faire les montagnes russes de l’émotion ici-bas en alternant les moments de bonheur et les moments de peine ?
Des saints ont vécu de cette joie habituelle même au milieu des épreuves, j’en veux pour preuve la douceur de leur humour : Saint Laurent sur le grill osant dire à ses bourreaux : Retournez-moi, je suis cuit de ce côté-ci, Sainte Jeanne d’Arc répondant à ses contradicteurs que le Seigneur aime les Anglais mais sur leur île.
Les réponses de Jeanne et de Laurent ne procèdent pas d’une effronterie qui leur ferait serrer les dents pour se forcer à sourire alors que tout va mal. Rien de pire au contraire que ces personnes qui vous déclarent en face, alors que vous traversez les pires difficultés, qu’il faut rester dans ‘la louange’ et ‘sourire en toute occasion’. Il y a des moments où il est difficile de sourire et de louer Dieu, il y a même des moments où les mots peuvent nous être retirés pour dire à Dieu notre amour. Pourtant Saint François d’Assise a une définition paradoxale de la joie parfaite : Quand nous arriverons à Sainte-Marie-des-Anges, ainsi trempés par la pluie et glacés par le froid, souillés de boue et tourmentés par la faim, et que nous frapperons à la porte du couvent, et que le portier viendra en colère et dira : « Qui êtes-vous ? » et que nous lui répondrons : « Nous sommes deux de vos frères », et qu’il dira : « Vous ne dites pas vrai, vous êtes même deux ribauds qui allez trompant le monde et volant les aumônes des pauvres ; allez-vous en » ; et quand il ne nous ouvrira pas et qu’il nous fera rester dehors dans la neige et la pluie, avec le froid et la faim, jusqu’à la nuit, alors si nous supportons avec patience, sans trouble et sans murmurer contre lui, tant d’injures et tant de cruauté et tant de rebuffades, et si nous pensons avec humilité et charité que ce portier nous connaît véritablement, et que Dieu le fait parler contre nous, ô frère Léon, là est la joie parfaite.
La joie parfaite, ce n’est pas d’en souffrir un maximum, remarquez-le, mais bien de le souffrir avec amour. La joie parfaite c’est d’avoir un cœur assez large pour continuer à aimer quelles que soient les circonstances. Imaginez un instant que nous soyons capables d’aimer avec cette gratuité. Si nous savions nous donner à ce point, si nous connaissions le secret de l’amour qui permet à Jésus de pardonner à ses bourreaux, n’en serions-nous pas bien plus libres et heureux ? Cela ne nous empêcherait pas de souffrir et pourtant, il me semble que cela transfigurerait toute épreuve. Ce type de joie intérieure ne peut être qu’un don de Dieu, fait à ceux qui s’offrent aussi follement que lui, sans attendre de retour. Nous tenons nos petites richesses affectives les mains crispées et elles nous empêchent de recevoir la vraie richesse qui est donnée aux mains vides. Le vrai et le plus grand talent, c’est notre capacité à nous donner, elle nous rend semblables à Dieu. Si les deux premiers serviteurs ont pu voir fructifier leur bien, c’est qu’ils l’ont abandonné au risque d’un placement. Celui qui fuit le danger de la vie en s’enfermant chez lui pour mettre à l’abri son cœur comme on enterre un talent, n’y rencontre que stérilité et tristesse.
Goûter à cette joie du pauvre d’Assise commence par l’offrande la plus petite, car toutes ces grandes paroles sur le don de soi sont un idéal inatteignable et inutile si elles ne s’incarnent pas dans l’humble concret. Ce passage du rêve au réel est sans doute le passage que nous avons le plus de peine à faire, c’est celui de l’humilité, elle seule nous rend vraiment grands. Bien sûr, nous sommes prêts à imaginer de grandes aventures, nous voudrions parcourir les mers avec Saint François-Xavier ou fonder une œuvre de charité multi-séculaire avec Saint Vincent de Paul, mais quand il s’agit de se lever le lundi matin ou de donner un coup de main à notre voisin de palier, c’est autre chose. Passer sa vie à rêver, c’est passer sa vie allongé. Les rêves ne comptent que quand ils se réalisent et la joie commence comme une petite graine, elle démarre par des dons petits et simples. Se donner, c’est forcément se donner minute par minute, c’est un choix décisif mais il se réalise dans des petites décisions quotidiennes. Nous voulons un jour nous offrir avec joie comme le fit Maximilien Kolbe à Auschwitz pour sauver la vie d’un père de famille : sacrifions chaque jour nos richesses les plus petites par amour de Dieu et des autres. Il n’aurait jamais pu dire : « Prenez-moi à la place de cet homme », s’il n’avait pas prononcé cette phrase quotidiennement en portant tel ou tel fardeau à la place de tant d’autres. Notre talent – c’est-à-dire notre cœur – ne grandit que lorsque nous le donnons et cela commence par une place que nous laissons dans le métro, le choix d’une tâche ingrate pour qu’elle ne retombe pas sur un autre, le sacrifice d’une journée pour permettre à notre conjoint de refaire ses forces, un réveil anticipé pour offrir à Dieu notre prière, etc. N’enfouissons pas notre cœur dans la terre mais ouvrons-le, offrons-le largement, et soyons sûrs qu’il doublera, qu’il triplera de volume et qu’en faisant ainsi grandir en nous la capacité de nous donner, le Seigneur nous ouvrira les portes de sa joie. Amen.