Saint-Michel – 1er novembre 2014
Fête de tous les saints
Ils ont lavé leur robe dans le sang de l’Agneau.
Nombreux sont ceux qui s’approchent de l’Église avec méfiance. Ils ne voient en elle qu’une institution pesante pleine de règles et de barrières, une organisation bureaucratique du salut ou pire : le péché des hommes qui la composent. Mais notre Église est l’Église des saints. Son vrai visage, ce n’est pas en premier lieu les cardinaux réunis en conclave mais c’est la foule immense de saints représentés sur les murs de la Sixtine et décrits par le texte de l’Apocalypse que nous avons lu. N’est-ce pas étonnant et merveilleux que les plus puissants personnages de l’Église se confient, par exemple, à Thérèse de Lisieux – simple carmélite sans histoire et plus grande sainte des temps modernes ? N’est-ce pas surprenant que l’on ait élevé des sanctuaires en l’honneur de l’humble bergère sans instruction qu’était Jeanne d’Arc ? Entre les théologiens réunis en nombre qui la condamnent au bûcher pour ses erreurs et, 500 ans plus tard, son image exposée place Saint-Pierre devant laquelle le pape se met à genoux alors qu’il la canonise, où est l’Église ? Elle n’est pas l’immense organisation faite de bureaux, de commissions, de tribunaux et de comités, elle n’est pas réduite à ce que l’on en voit à vue de caméra. Notre Église est avant tout l’Église des saints, et cette sainteté n’est pas ce qu’elle a de plus visible, elle se joue le plus souvent dans le secret de vies cachées et d’existences ignorées. En cela, les saints imitent Jésus qui a passé dix fois plus de temps dans le secret de Nazareth qu’en public. Pour une mère Teresa si visiblement et médiatiquement sainte, combien de Thérèse de Lisieux – petite carmélite de rien ignorée de tous, de Bernadette de Soubirous – surnommée « la sœur qui ne sait rien faire », de Marie-Madeleine – femme de mauvaise réputation ? Pour un Jean-Paul II, saint pape reconnu et adulé, combien de père Damien – enterré parmi les lépreux sur l’île lointaine de Molokaï, de Benoît-Joseph Labre – mendiant dont les enfants se moquaient, de Charles de Foucauld – mort, selon ses mots prémonitoires, martyr, dépouillé de tout, étendu à terre, méconnaissable ?
À ceux qui nous demandent de leur montrer la sainteté de l’Église, nous n’avons à présenter que les saints et leur gigantesque aventure, une aventure qui traverse 20 siècles sans discontinuer ; la sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure. Pourtant il n’est pas si simple de la leur faire voir car elle se cache aujourd’hui pour n’apparaître que demain. La sainteté ne se laisse pas étudier au microscope, elle grandit, comme la graine de moutarde cachée à l’abri de la terre, pour éclater soudainement en fruit par delà la mort : c’est François d’Assise et la fécondité telle de sa pauvreté que le pape a choisi le patronage de ce mendiant millénaire, c’est Benoît dont les monastères essaiment encore par le monde entier plus de quinze siècles après sa mort, c’est Marie de Nazareth elle-même, mère juive parmi tant d’autres, femme réservée soutenant discrètement l’action de son fils puis de ses apôtres, femme quasi absente des Actes des Apôtres, comme invisible dans l’Église des premiers temps, qui donne aujourd’hui la vie à des milliards d’enfants. Brûlants comme des étoiles filantes, les saints passent et nous n’avons à montrer que leur sillage : les fruits surabondants qui jaillissent de leur odyssée intérieure.
L’aventure des saints est intérieure, car s’ils resplendissent par leur action extérieure, par le souci des pauvres, l’attention aux petits et aux faibles, c’est leur relation intime avec le Christ qui en est la racine, c’est le Christ qui est leur force et leur vie. À un journaliste américain en visite au mouroir de Calcutta qui lui disait ne pas vouloir faire son travail même pour un million de dollars, Mère Teresa répondit qu’elle non plus ne voudrait pas le faire pour cette somme. Mais je le fais par amour de Dieu. Le secret des saints est là : ils ont entendu l’appel de Dieu, ils ont connu l’amour de celui qui est venu à notre rencontre et ils s’y sont livrés. C’est parce qu’ils sont enracinés dans cet amour, que les saints sont ceux par lesquels Dieu infuse l’amour dans le monde, comme les branches de l’arbre transmettent la sève jusqu’aux feuilles les plus éloignées. Sans eux, l’Église ne serait qu’un grand arbre mort car tout ce grand appareil de sagesse, de force, de souple discipline, de magnificence et de majesté n’est rien de lui-même, si la charité ne l’anime. En contemplant aujourd’hui le bonheur des saints, désirons les suivre ; pour les suivre, écoutons la voix du Christ. Par l’Église, il veut nous sanctifier c’est-à-dire nous emplir de son amour. Mais attention ! Car ce n’est pas parce qu’il se diffuse que l’amour serait une espèce de matière crémeuse qui s’étendrait sur nous. En réalité, il n’y a d’amour que personnel. Pour nous aimer et pour nous donner d’aimer, le Christ nous appelle chacun par notre nom, il guette à tout instant notre réponse et le son de notre voix pour pouvoir épancher sur nous sa béatitude et nous offrir en partage la joie des fils de Dieu. Amen.
Librement inspiré de Georges Bernanos, Jeanne, relapse et sainte.