Saint-Michel – 26 octobre 2014
30ème dimanche du temps ordinaire
Tu aimeras.
Trois personnages pour illustrer la question que j’aimerais que nous nous posions aujourd’hui : le premier, c’est un jeune amoureux passionné, épris depuis quelques temps de celle dont il désire faire son épouse : le jour, la nuit, à la maison ou au travail, sa pensée est fixée sur elle, il ne respire que pour elle, il ne vit que par elle. Bref, il aime, au sens le plus commun du mot, sens pourtant merveilleusement nouveau pour lui. Le second personnage est un homme dans la force de l’âge, il a une bonne dizaine d’années de mariage. Parfois, il regrette de ne plus éprouver autant d’amour pour sa femme qu’au temps de ses fiançailles. Parfois, de lassitude, il lui prend l’envie de regarder si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, pourtant il choisit jour après jour de rester fidèle à celle à qui il a dit « oui ». Enfin, voici un vieil homme, il vit aux côtés de celle qui est son épouse depuis plusieurs dizaines d’années. Lorsqu’il regarde en arrière, il voit bien quelques moments difficiles, mais il sait aujourd’hui que l’amour qui les unit est le fruit de la traversée commune de ces épreuves, d’une complicité que les ans ont forgée dans le choix quotidien : il n’y croyait pas à l’époque, maintenant il sait. Voici donc nos trois personnages : un qui aime dans l’ardeur de sa jeunesse, un qui choisit d’aimer malgré l’usure du temps, un qui jouit du fruit d’une longue histoire d’amour. La question, la voici : quel est celui des trois qui aime le plus ? Derrière cette question, s’en cache une autre : qu’est-ce qu’aimer ?
En donnant le double commandement de ce jour, Jésus nous indique que l’amour n’est pas seulement un sentiment. En effet, s’il peut nous commander d’aimer, c’est bien que l’amour a un rapport avec notre volonté ; or notre volonté n’a que très peu de pouvoir, si ce n’est aucun, sur nos sentiments. Pour voir comment l’amour est fait de cette harmonie si délicate entre nos sentiments et notre volonté, il nous faut le considérer dans l’histoire. Aimer, ce peut être le fruit d’un coup de foudre, mais aimer en profondeur, aimer de tout son être au point de savoir que l’on est capable de donner sa vie pour quelqu’un, c’est un fruit qui ne mûrit qu’avec le temps. Oui, le commandement de l’amour c’est le commandement d’une vie, nous n’avons pas trop de toute notre vie pour apprendre à aimer et traverser les différentes étapes qui purifieront notre cœur et le rendront capable d’un amour plénier.
Ainsi, vous vous en doutez sans doute, les trois hommes dont je vous ai brossé le rapide portrait n’en font qu’un, il s’agit d’un seul homme qui vit une unique histoire d’amour tout au long de sa vie, une seule histoire en trois étapes : dans laquelle l’amour est-il le plus grand ? La question paraît simple, la réponse jaillit toute seule, retenons-la et examinons donc ces étapes de notre amour pour Dieu, puisqu’elles sont à peu près les mêmes que dans l’amour humain.
La première – nous l’aimons bien justement – c’est la passion des commencements, celle des amoureux qui brûlent d’amour l’un pour l’autre : l’enthousiasme qui facilite toute chose, un enthousiasme à toute épreuve, croyons-nous ; quelques luttes, certes, quelques combats, mais rien qui puisse s’opposer à notre amour joyeux de Dieu.
Et puis survient la deuxième étape. Notre engouement se heurte au revers de la médaille, au réel plus terne que notre flambant enthousiasme peine à faire reluire. C’est le moment décisif : si notre volonté ne prend pas le relais pour faire avancer l’amour, nous risquons d’abandonner le Christ, comme tant d’autres pourtant fervents naguère. La plupart d’entre nous en sont sans doute là : la passion des premiers temps s’est éteinte, nous voudrions bien aimer mais nous nous demandons si nous aimons encore car nos cœurs sont comme froids. Nous continuons à prier, à venir à la messe, à nous dire catholiques, mais c’est parfois machinalement ou en nous demandant ce que nous faisons là. Loin de nous l’idée d’être hypocrites, au contraire nous souffrons de nous sentir si tièdes mais peut-on réchauffer son propre cœur ? Il ne nous appartient pas de lui greffer des sentiments brûlants ! Comme l’homme dans la force de l’âge reste fidèle à sa femme, nous restons fidèles à notre Dieu dans la routine éprouvante de la vie. Nous continuons à lui manifester notre amour bien que nous ne sachions plus bien ce qu’aimer Dieu veut dire. Cette deuxième étape est rebutante, me direz-vous, elle est médiocre, insupportable, elle n’a rien à voir avec l’amour, elle en est une défiguration ! Combien l’ont pensé qui l’ont fuie, cherchant à retrouver les feux des premiers temps, de liaison en liaison, d’église en église ? Quelle erreur ! Cette étape est la plus belle ! La plus longue, la plus difficile mais la plus belle ! Nous avons choisi le Christ, nous l’avons choisi lui par un amour de préférence : plutôt mourir en le poursuivant dans le brouillard que de l’abandonner ! Là se vit l’amour, là se construit l’amour fort comme la mort, dans la lutte douloureuse et apparemment froide pour continuer d’aimer celui que nous avions choisi avec feu, dans la prière fidèle, dans l’humble charité, dans le renouvellement quotidien du choix enthousiaste d’aimer. Tout cela est bien beau, me direz-vous, mais en pratique comment le vivre ? Avec la foi que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne trahit pas, que la troisième étape de l’amour, celle de l’impossible déracinement, de la récolte abondante, de la beauté éprouvée de l’amour, nous sera offerte en partage, car Dieu ne place pas en l’homme le désir d’un amour qui n’existe pas.
Il nous reste donc à avancer dans la nuit avec une unique espérance : c’est que viendra un matin nouveau où nos efforts prendront tout leur sens. Le Christ nous montrera alors que lorsque nous le croyions si loin, il nous était plus proche que nous-mêmes, lorsque sa présence nous semblait un vieux souvenir sombrant dans le passé, il préparait en notre âme une place où il pourrait résider pour l’éternité. Comme le vieil homme qui cueille enfin les fruits d’une vie entière passée à tenter d’aimer, nous recevrons le fruit que le Christ fera jaillir en nos cœurs : un feu brûlant dans lequel nous verrons enfin tout notre être, volonté et sentiments, cœur et corps, esprit et âme, unifié, prêt à se livrer enfin à l’amour de Dieu. C’est seulement à ce moment où elle sera comme recueillie dans les mains du Seigneur que notre histoire tout entière prendra sens. Oui, nous comprendrons que dans l’éparpillement apparent des périodes différentes de nos vies, dans la chaleur et le froid, dans la lutte obscure et le clair apaisement, le Seigneur poursuivait une unique œuvre, son chef d’œuvre : que se réalise en nous le commandement de l’amour. Amen.
Avec l’aimable collaboration d’Anastasia F.