Saint-Michel – 5 octobre 2014
27ème dimanche du temps ordinaire
Ils respecteront mon fils.
En réfléchissant quelques instants à cette parabole, on s’aperçoit que cette histoire est un peu bizarre, les réactions du maître comme celle des vignerons vont complètement à l’encontre de ce qu’on aurait pensé qu’ils fassent en toute logique. Mentionnons tout d’abord le fait que le maître a un problème de ressources humaines puisque les vignerons qu’il a embauchés refusent de produire le fruit de leur travail, c’est tout de même étonnant qu’ils puissent penser s’en tirer sans avoir affaire à la justice. Remarquons ensuite qu’ils ont un drôle de raisonnement lorsque vient le fils : tuons-le, nous aurons l’héritage. Il faut tout de même avoir les neurones singulièrement atteints pour imaginer un instant que tuer l’héritier sans avoir de lien de parenté avec le père puisse leur obtenir l’héritage. Notons enfin que ces ouvriers ont une vision étonnamment guerrière de leur relation au maître, ils ne le voient que comme un tyran qu’il faudrait détrôner. Ils croient devoir se battre pour garder le fruit. Le maître ne leur a-t-il pas promis un juste salaire ? Pourquoi croient-ils qu’ils vont manquer ?
Les vignerons symbolisent en fait la folie des hommes, les schémas de pensée que nous font adopter le délire de notre mal et les sentiments mauvais que nous trouvons dans notre cœur. Si l’amour rend fou, c’est encore plus vrai de la haine, de la jalousie, de la colère, etc. Elles nous rendent capables d’entrer dans des délires tels que nous perdons le sens des réalités et de ce qui nous permettrait vraiment de parvenir à nos fins. Pour ne prendre que l’exemple de la jalousie, nous savons combien rien ne fait plus fuir un être aimé, rien n’empêche plus un être de s’attacher à nous que les liens que tente de forger notre jalousie lorsqu’elle poursuit, capte, cherche à enfermer et perd finalement l’objet de sa convoitise, dégoûté par cette prison qu’on lui fabrique. Bref, la jalousie détruit l’amour qu’elle désire tellement obtenir. Tandis que l’être qui aime de manière vraie et ne cherche jamais à retenir près de soi est celui qui est le plus aimé. Lorsque nous sommes habités par la jalousie, nous savons donc que le meilleur moyen de garder près de soi l’être aimé, ce serait de ne pas être jaloux, et pourtant nous sommes comme incapables de mimer la non-jalousie.
Dans la parabole, les vignerons veulent à tout prix conserver le fruit de la vigne sans voir combien le maître désire profondément leur remettre mais qu’une des conditions de cette remise c’est qu’ils en reconnaissent le donateur. Ce délire haineux et jaloux des vignerons correspond exactement au délire d’un amoureux qui ne s’aperçoit même plus que sa bien-aimée ne désire que l’aimer mais qu’il faut encore qu’il lui laisse l’espace de liberté qui permet cet amour. Autrement dit, en étant jaloux, l’amoureux enferme son amour et le détruit car l’amour n’existe que libre, les vignerons croient devoir rejeter le maître pour conserver le fruit, ils perdent un bon maître et le fruit en pourrit.
Cependant à cette folie des vignerons répond une autre folie. A la folie de haine, répond la folie d’amour, c’est celle du maître. En effet, il a bien vu que ses efforts ne menaient à rien pour récupérer la production de sa vigne. Le premier de ses envoyés est revenu roué de coups, couvert de bleus et de bosses. Le second a été tué, le maître ne l’a jamais vu réapparaître. Quant au corps du troisième, il lui a été ramené, encore sanguinolent des blessures reçues lors de la lapidation.
Est-ce qu’il n’apprend pas de ses erreurs, celui-ci ? Voilà qu’après avoir vu tout cela, il n’a pas de meilleure idée que d’envoyer son propre fils, et encore sans même une protection rapprochée ! Pour en arriver là, il faut être aliéné ou amoureux, bon à interner ou absolument passionné. Après tant de déboires, le maître tente un dernier coup, fou d’amour pour l’homme, il n’hésite pas à présenter son propre fils comme gage de sa passion. Il vient ainsi se mettre à la merci de celui qui n’a cessé de le rejeter. La justice aurait sans doute plutôt exigé qu’il fasse périr ces vignerons homicides, l’amour qui veut sauver les hommes de leur ivresse meurtrière se présente à eux les mains désarmées et le visage vulnérable. A celui qui te frappe sur une joue, tend l’autre. Le maître, frappé par l’intermédiaire de ses serviteurs, tend sa joue la plus précieuse en présentant son fils. Ce que nous raconte la parabole, c’est exactement ce qui se passe sur la Croix, lorsque le Fils s’offre sans rendre aucun des coups qui lui sont portés. Jamais aucun homme n’était arrivé à une telle folie d’amour, à ce don inconditionnel qui même frappé, blessé et rejeté, proclame : pardonne-leur.
Le maître envoyant son fils, comme le Père éternel envoyant le Verbe, ne le missionne pas pour une mission suicide mais il l’envoie pour aimer, pour mettre l’amour là où il y a la haine. Ils respecteront mon Fils. Cette pensée du maître est celle d’un Dieu qui ne comprend pas le mal et son enchaînement, il y est totalement étranger. Le Fils c’est cette pierre déposée dans le jardin des vignerons. Bien qu’ils la rejettent, cette pierre est indestructible. L’amour est fort comme la mort. L’air de rien, au moment où il semble tout perdre, le Père pose la pierre de fondation d’un fruit qui demeure. La défaite de la Croix ouvre la porte de la vie. La résurrection devient la pierre d’angle sur laquelle se construit la civilisation nouvelle de l’amour. C’est désormais la seule manière de construire la paix. Ainsi, nos actes de charité peuvent sembler vains quand se déchaînent la violence et la haine. Prétendre pardonner aux bourreaux odieux qui décapitent des innocents, espérer même qu’une paix soit possible avec eux semble délirant. Pourtant l’amour qui nous habite nous le fait espérer, aucun homme n’est trop loin, aucun homme n’est trop mauvais pour se voir refuser le titre de frère, mieux encore, il n’y a pas d’autre chemin vers la paix véritable que l’offrande de notre amour. Amour qui nous pousse à croire que les gestes (proprement édifiants) de pardon qu’ont posés ces derniers jours ceux-là même qui étaient atteints par la barbarie djihadiste construisent la seule demeure qui subsistera pour l’éternité, celle où tous seront réconciliés auprès du Père et lui porteront joyeux le fruit de sa vigne. Amen