Saint Michel – 14 septembre 2014
Fête de la Croix-Glorieuse
Tous ceux qui auront été mordus, qu’ils regardent, et ils vivront.
Si c’est la croix qui est notre serpent d’airain, si nous plaçons notre espérance dans le fils de l’homme élevé de terre, si la guérison nous est donnée quand nous regardons le transpercé, alors tournons nos yeux vers lui en ce jour. Quittons un moment nos propres soucis et douleurs pour nous décentrer et le considérer, lui. Comment donc espérer que le simple fait de lever les yeux vers lui puisse soigner nos cœurs ? Nous ne le savons pas et peut-être même nous en doutons, tout préoccupés que nous sommes par le caractère insurmontable de certaines de nos souffrances. Pourtant, si c’était vrai, est-ce que cela ne vaudrait pas le coup d’essayer de contempler la croix ? C’est l’expérience que je vous propose de faire ensemble aujourd’hui. Tournons nos yeux et nos douleurs vers le Christ cloué sur le bois comme les Hébreux mordus par les serpents au désert se tournaient vers le serpent élevé sur un morceau de bois. Regardons donc ensemble notre sauveur qui est là sur la croix, la représentation qui est dans cette église peut nous y aider, si elle ne nous plaît pas, nous pouvons alors simplement fermer les yeux et imaginer le Christ sur la croix.
Dans ce crucifix, la première chose qui nous frappe, il n’y a pas moyen de l’éviter, c’est ce corps blessé. Quand on s’y arrête un instant, ce supplice ignominieux est insupportable à voir. Ses mains et ses pieds sont transpercés par des clous, son dos est marqué des coups de fouet et ses épaules du poids de la croix, il est couronné d’épines qui lui blessent le front. Pourtant, nous pouvons y être trop habitués, l’avoir vu des centaines de fois, ne même plus le remarquer : il orne depuis si longtemps nos maisons, nos églises et nos carrefours.
Ainsi, la seule manière de le voir pour ce qu’il est, non pas simplement un symbole, une image mais le rappel de la passion du Christ, la représentation d’un événement très réel au cours duquel notre Sauveur n’a pas souffert en peinture mais véritablement et dans sa chair, la seule manière de se laisser atteindre en profondeur par ce fait, c’est de prendre le temps de méditer sur la croix, de chercher à la contempler avec les yeux de notre cœur. Si nous ne prenons pas le temps de cette méditation, soit nous y resterons insensibles – et alors autant décrocher nos crucifix pour les remplacer par des œuvres de bon goût –, soit nous en ferons une source de sensations superficielles : et ce peut être pire que l’insensibilité car nous chercherons alors des images de plus en plus fortes, des films de plus en plus sanglants pour entretenir cette émotion. À mesure que nous jouerons ainsi avec notre sensibilité, nous deviendrons de moins en moins capables de lui faire produire un fruit de compassion.
En effet, si le Seigneur nous donne de ressentir quelque chose en le voyant sur la croix, c’est pour que nous entrions dans la compassion. Cette dernière est aussi lointaine de l’apitoiement que l’amour véritable l’est du coup de foudre : le second peut mener au premier, mais au prix du temps et d’un certain travail. De même, celui qui fait preuve de compassion est celui qui, atteint par la souffrance de son prochain n’en reste pas à ce sentiment : il s’approche de lui, panse ses blessures, écoute sa douleur et le prend dans ses bras. Le chemin pour passer de l’apitoiement initial à la compassion véritable est la prière et en particulier la méditation sur la croix, et si nous accrochons un crucifix à la maison et dans tous les lieux où cela nous est permis, c’est pour nous permettre à tout instant de jeter un regard sur la croix, c’est pour apprendre à la contempler ne serait-ce qu’un instant en passant et la laisser habiter toute notre vie.
Mais en quoi cela nous guérit-il ? C’est le grand retournement qu’opère la croix. En tournant nos souffrances vers un autre, en les lui « offrant » comme on dit encore dans un vocabulaire un peu démodé, en cessant de nous enfermer dans nos propres blessures pour nous abriter dans sa croix, nous pouvons le laisser s’approcher de nous et guérir nos plaies. En effet, nous ne savons pas quoi faire de notre souffrance, elle nous encombre et nous la vivons comme une malédiction. Nous avons entendu trop de réponses toutes faites, trop de personnes qui prétendaient avoir la solution à notre mal, nous sommes saoulés de théories fumeuses et de paroles faussement consolatrices : « c’est la vie », « on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs ». Nous avons aussi cru trop souvent que nous en sortirions : de combien d’espoirs finalement déçus nous sommes-nous abreuvés pour finalement les voir décapés par la vie, nous n’osons même plus y croire. En venant parmi nous, le Seigneur ne fait pas de grands discours, il n’explique pas la souffrance, il nous demande simplement de regarder la croix. Par la manière dont il a vécu ses propres souffrances, sans jamais fuir ni se résigner (Ma vie nul ne la prend mais c’est moi qui la donne), en aimant toujours et en pardonnant (Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font), en s’occupant bien plus de ceux qui l’entouraient que de ses propres blessures (Femme voici ton fils), il rend au souffrant sa dignité en manifestant qu’il n’est pas enfermé dans sa douleur. À travers les plaies de Jésus, nous voyons donc déjà rayonner la lumière de la résurrection. Car la souffrance passera, mais l’amour manifesté à travers celle-ci restera, c’est la gloire de sa Croix.
En contemplant Jésus blessé, en posant nos blessures contre les siennes, en nous réfugiant dans la plaie de son côté, nous pouvons le suivre sur ce chemin et le laisser nous donner sa compassion. Alors, pourrons-nous voir nos souffrances devenir ce que furent les siennes, le lieu non d’un repli sur soi (auquel nous incline notre nature) mais d’un don plus grand de nous-mêmes aux autres. Comme l’odieux instrument du supplice de Jésus, nos croix n’ont pas de sens, elles sont laides et détestables, et pourtant nous pouvons par elles apprendre l’amour véritable qui sera notre gloire. Amen.