Un, deux, trois

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Saint Michel – 7 septembre 2014 

23ème dimanche du temps ordinaire 

Tout ce que vous aurez lié sur la terre, sera lié dans le ciel : Aucun de nos actes n’est circonscrit à notre individu et au temps présent. Chaque geste que nous posons dans le secret ou au grand jour a un retentissement éternel et universel. Chaque infime marque d’affection, chaque minuscule service, chaque prière faite en silence mais aussi chaque indélicatesse, chaque refus endurci, chaque pensée méchante entretenue dans notre cœur, chacun de ces actes et tous les autres ont une répercussion bien au-delà de nous-même. C’est l’un des paradoxes évangéliques majeurs dont il nous est difficile de nous rendre compte car la plupart des conséquences de nos actions ne sont pas visibles à l’œil nu.

Archimède avait lancé ce curieux défi : Donnez-moi un point d’appui, et un levier, je soulèverai le monde. Le Christ y répond : le levier du monde, ce sont nos actes, tant et si bien que tout acte qui nous élève, élève avec nous l’humanité et que tout acte qui nous abaisse, abaisse avec nous l’humanité. En nous parlant aujourd’hui de ce que la tradition a ensuite appelé la correction fraternelle, Jésus nous montre que nous sommes tous dans le même bateau, qu’il y a une seule dette irrémissible : Ne gardez aucune dette sauf la dette de l’amour mutuel.

Pour prendre la mesure de cette solidarité humaine, sondons notre cœur. Nous y verrons que rien ne nous laisse indifférent, que tout ce qui se passe autour de nous nous atteint, qu’aucun de nous n’est une île. Retournons-nous sur nous-même et pensons un instant à la honte que nous connaissons parfois en voyant la misère d’une personne allongée sur le trottoir, au malaise que nous éprouvons à entendre le compte-rendu des atrocités de la guerre, à la tristesse qui nous envahit au récit des malheurs d’un enfant maltraité. Souvenons-nous aussi de notre espérance lorsque nous voyons le même enfant faire des progrès et grandir droit, de la fierté qui nous habite lorsque nous nous rappelons devant la pleine lune d’un soir d’été que l’homme a voyagé jusque là-haut, de la joie qui nous emplit le cœur à la pensée des merveilles accomplies par Mère Teresa à Calcutta. Notre être peut vibrer à tous les événements de la vie humaine, il n’est rien qui lui soit complétement indifférent, il n’est pas une âme qui lui soit totalement étrangère. Être homme c’est sentir cette responsabilité, c’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi, c’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée, c’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde. Pourtant, la mécanique de notre cœur est parfois usée. Il se cabre et s’endurcit pour ne pas souffrir de la misère de son frère, il se refuse par jalousie à la joie et la fierté devant la victoire des autres ; et bien plus grave, il refuse de poser sa pierre pour bâtir le monde ; si bien que le merveilleux édifice humain que Dieu construit est de guingois : des pierres nécessaires y font défaut en s’y refusant et d’autres gonflées de leur importance oublient leur juste place dans une construction qui les dépasse.

Or, la pierre angulaire c’est le Christ. C’est lui qui vient remettre l’édifice en ordre. Le premier qui vient nous dire notre péché, le premier frère qui vient nous corriger, c’est lui. En effet, malgré son innocence, ou plutôt en raison de celle-ci, son cœur humain sent trop douloureusement ce que notre sensibilité émoussée ne ressent plus assez : la honte, le malaise et la tristesse de notre état. En nous disant ce mal, il vise principalement notre redressement. Nous savons bien la différence entre les « quatre vérités » que nous disons à quelqu’un plus par haine que par amour et qui n’ont jamais aidé qui que ce soit, et la vérité que nous révélons à un être aimé, bien qu’elle doive le blesser, parce que nous souffrons trop de le voir se tromper. En Jésus, il n’y a pas de Vérité sans amour.

Quand il nous invite à la correction fraternelle, ce n’est pas un système de perfectionnement moral qu’il met en place mais c’est cette œuvre de Vérité aimante dont il nous rend collaborateur. Il nous invite à participer par nos relations mutuelles à sa mission ; et puisque le Christ lui-même, tout innocent qu’il était, a voulu prendre sur lui notre péché, nous qui sommes pécheurs, nous ne pouvons aller corriger notre frère comme de parfaits petits redresseurs de torts. Au contraire, nous y allons comme d’autres Christ, partageant la même douleur, la même honte et la même tristesse, faisant cause commune avec le coupable. Reconnaissant notre complicité dans le mal, nous pouvons devenir compagnons dans le salut. 

Nous comprenons alors le rapport avec la fin du texte : si deux d’entre vous sur la terre se mettent d’accord pour demander quelque chose, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. Lorsque je vais voir mon frère, nous sommes déjà deux et le Christ est au milieu de nous. Je ne suis pas face à mon frère comme le juge face à l’accusé mais nous sommes tous deux tournés vers notre Sauveur comme des mendiants de l’amour. C’est donc toujours en ayant médité sur le fait que nous étions unis dans une même humanité, toujours en ayant souffert de la honte même de mon frère et toujours en me souvenant du salut apporté par Jésus seul que je peux montrer à mon frère la main que le Christ nous tend et à laquelle nous allons tous deux nous accrocher. Après avoir partagé la même honte, nous partagerons alors la même gloire. Amen.