Saint-Hippolyte – 20 juillet 2014
13ème dimanche du temps ordinaire
Tout cela, Jésus le dit à la foule en paraboles, et il ne leur disait rien sans employer de paraboles, accomplissant ainsi la parole du prophète : C’est en paraboles que je parlerai, je proclamerai des choses cachées depuis les origines.
Aujourd’hui, comme souvent, Jésus parle à la foule en paraboles. Il convient de se demander pourquoi. En effet, s’il est venu proclamer des choses cachées pourquoi les proclame-t-il d’une manière voilée ? Pourquoi ne pas dire les vérités qu’il veut nous transmettre clairement et sans détour ? Cette question renvoie à une autre qui est cruciale pour nous-mêmes : comment dit-on la vérité à ceux qu’on aime : parents, femme, mari, enfants ? Quelle parole employer pour dire notre amour et les choses les plus importantes de nos existences ?
L’erreur à laquelle notre monde scientifique veut nous faire croire c’est qu’il n’y aurait qu’une manière de parler de la vérité : le langage scientifique. C’est l’objection que nous entendons souvent à propos du récit de la Genèse : il ne correspond pas aux théories scientifiques. Pourtant, sommes-nous bien sûrs qu’il nous parle de la même réalité que la théorie du Big Bang ? Les vérités les plus profondes ne s’expriment pas par le langage scientifique. Il y a cette scène fantastique dans un film de Ron Howard – Un homme d’exception – qui raconte la vie du mathématicien John Nash. Alors qu’il tente de séduire une jeune fille, il lui déclare : après tout, l’amour n’est qu’un échange de fluide corporel, alors oublions les paroles qu’il faudrait que je vous dise pour y parvenir et passons directement à l’acte. Évidemment, il se prend une claque et la jeune fille s’en va furieuse. C’est elle qui plus tard lui apprendra à parler le langage de l’amour et deviendra son épouse.
Ce n’est pas la même chose de dire son amour de manière froide et brutale, de le dire en racontant une histoire ou de le dire en proclamant un poème. La manière dont nous énonçons les vérités que nous voulons transmettre révèle quelque chose de la vérité même. Un autre exemple est celui d’un petit livre paru dans les années 40, écrit par Raymond Queneau. Dans cet ouvrage, Exercices de style, il s’emploie à raconter 99 fois la même histoire à chaque fois d’une manière différente. En lisant ces 99 exercices de style, on découvre que la même histoire, pourtant banale, ne touche pas les mêmes points de notre cœur, n’atteint pas notre âme de la même façon selon la manière dont on la raconte.
Toutes les manières de parler ne sont pas équivalentes. Si Jésus parle en paraboles, c’est parce que c’est la meilleure manière de nous faire comprendre la vérité qu’il veut nous transmettre ; de nous la faire comprendre, c’est-à-dire non pas simplement de la faire entrer dans nos esprits mais qu’elle habite tout notre être au point de lui donner vie. A la fin de notre passage, il donne l’interprétation de la parabole à ses disciples, mais n’y courons pas trop vite car nous risquerions de ne saisir ici qu’un enseignement moral – « il y a du bien et du mal sur terre, il faut faire avec et attendre qu’un jour tout soit purifié ». Or, de même que la fable du loup et de l’agneau ne peut se réduire à sa morale – sinon à quoi bon la fable ? il suffirait de savoir que la raison du plus fort est toujours la meilleure ; de même, la parabole ne peut se réduire à l’interprétation que Jésus en donne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne donne cette explication qu’aux disciples, qui sont suffisamment avancés pour comprendre que ce n’est pas le tout de la parabole qui leur est ici dévoilé.
En effet, la grande différence entre la parabole et son interprétation, c’est que la parabole dit que la vérité se déroule dans une histoire, dans des corps, dans des êtres vivants. La parabole nous donne à méditer car elle remplit notre imagination (bon grain, ivraie, ennemi, moisson, etc.) et nous explique par ces images le sens du temps. Pour reprendre l’exemple du récit de la création dans la Genèse et de la théorie du Big Bang, la grande différence entre ces deux explications c’est que la théorie du Big Bang décrit un phénomène mais ne donne aucun sens à la vie tandis que le récit de la Genèse ne nous décrit pas à la façon d’un reportage ce qui s’est produit mais nous dit quel est le sens de ce qui s’est passé au commencement : pourquoi nous avons été créés, quelle est la bonté de celui qui a voulu que nous connaissions son amour, quelle est la dignité de la relation de l’homme et de la femme, etc.
John Nash, la tête remplie de mathématique, ne comprenait pas le sens de l’amour, il n’en voyait qu’une fonction de notre corps ; il lui fallut rencontrer une personne qui lui fit découvrir que non seulement aimer quelqu’un avait un sens mais plus encore que l’amour que l’on recevait d’un autre pouvait donner sens à la vie. Il faut certainement être tombé amoureux au moins une fois pour mesurer combien nos paroles sont trop courtes à décrire certaines réalités. Il en va ainsi de l’amour, il en va ainsi de la relation de Dieu avec l’homme. Lorsque Jésus nous parle en paraboles c’est pour nous faire pénétrer plus avant dans le sens profond de nos vies, sens qui ne se donne qu’à ceux qui acceptent de ne pas pouvoir mettre la main dessus, de ne pas pouvoir le décrire scientifiquement mais de devoir recevoir ce sens d’un autre. Ce sens est toujours un peu voilé et mystérieux, même quand il se révèle, car il n’est jamais une explication définitive, il est au contraire une parole ouverte sur une réalité qui nous dépasse complètement.
Si nous voulons vivre de ce sens divin de la vie, si nous voulons connaître le vrai amour, nous devons accepter que nos mots soient trop courts, que jamais nous ne puissions en décrire les contours complètement. Il nous faut entrer dans cette description poétique de la vie, dans cette façon évocatrice de dire l’amour, il faut entrer dans le langage de la parabole. C’est seulement en écoutant les paraboles, en acceptant de ne jamais les comprendre complètement mais en les laissant emplir nos cœurs d’images, d’idées et de sens que nous pourrons petit à petit nous aussi parler le même langage, et proclamer à ceux qui nous entourent que la vie ne se réduit pas à ce que l’on peut en dire. Ainsi le Royaume des cieux qui se donne dans ces paraboles apparemment naïves – petites comme des graines de moutarde – finira par dépasser toutes les autres réalités dans le cœur de ceux qui l’auront accueilli puis laissé germer et grandir. Amen.