Des hauts et des bas

29 mai 2014

Saint Hippolyte – Solennité de l’Ascension

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Étrange fête que celle de l’Ascension. Elle semble la plus proche des fêtes païennes antiques : la montée d’un homme-dieu au ciel dans les nuées. On croirait voir Prométhée qui va chercher le feu dans le soleil ou assister au triomphe de César rentrant de la campagne des Gaules auréolé de la couronne du général vainqueur. Nous sommes un peu gêné par cette scène de Jésus qui monte aux cieux, nous savons bien que Dieu n’est pas dans les étoiles. Jésus est victorieux mais nous savons que sa victoire n’est pas du même ordre que celle de César. Pourtant s’agit-il simplement d’une scène imaginaire et symbolique ? Que pouvons-nous dire pour essayer de comprendre ce triomphe de Jésus ? Qu’est-ce que signifie l’entrée du Christ dans la gloire ?

Il faut tout d’abord sortir d’un schéma hollywoodien de l’Histoire. L’Ascension n’est pas simplement le triomphe final du Bien au sortir d’épiques rebondissements. L’Ascension est la récapitulation de toute la vie de Jésus dans un unique moment. Autrement dit, si elle se situe à la fin de l’histoire de Jésus dans le témoignage des apôtres, elle n’est pas à ranger dans la suite des événements comme le dernier mais comme celui qui les rassemble tous en un unique moment d’adoration. Nous touchons à ce genre d’unité dans des instants d’éternité : rares moments de nos vies où nous est révélé le sens de notre être en même temps que nous découvrons la convergence de notre histoire personnelle en un instant unique. Le consentement que les époux se donnent au jour de leur mariage devant Dieu, le don que j’ai fait de ma propre vie à Dieu par un simple oui dans cette église même. Dans ces oui, toute une vie est contenue. Ces oui récapitulent en un moment singulier tous les actes précédents sans lesquels la liberté n’aurait pu arriver à cet instant où elle choisit et embrasse une vocation qui la dépasse, et ils récapitulent aussi l’avenir puisque cette décision est le principe de toutes celles à venir.

L’instant d’éternité par excellence, c’est aussi celui de la mort. Ceux qui entourent le lit d’un mourant voient le fruit d’une vie, mais le Seigneur qui le reçoit et l’agonisant forcé de s’abandonner au dernier repos savent que le fruit n’est pas séparé de l’arbre, c’est une vie tout entière qui gît là, l’ensemble de tous les actes posés et omis, de toutes les paroles prononcées et entendues, est livré entre les mains de Dieu au jour où nous remettons notre esprit.

L’Ascension du Christ est de cet ordre. C’est le moment de vérité de sa personne. Mais là où ce moment est douloureux pour nous, car la vérité ne pénètre jamais nos cœurs sans mettre en lumière des ténèbres et des pourritures, le cœur du Christ s’offre à cette lumière sans douleur. Il s’y offre naturellement comme on tombe avec délices entre les bras de l’être aimé car son être tout entier est tendu vers cet achèvement. Si vous m’aimiez, vous seriez dans la joie puisque je pars vers le Père (Jn 14, 28).

Nous devons faire un effort pour tâcher de nous abandonner un peu à l’adoration véritable, pour que nos cœurs sortent de leur torpeur et reconnaissent leur Dieu, le louent, et reçoivent de lui la charité véritable pour tous. Au contraire, le Christ devait faire un effort pour ne pas que cette adoration qui habitait son cœur ne transparaisse de trop, pour contenir le feu qui brûlait son cœur, pour ne pas être en état de transfiguration permanente. Là est pourtant son état normal. Nous le voyons transparaître ici ou là : Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. […]Tout m’a été remis par mon Père ; personne ne connaît le Fils, sinon le Père, et personne ne connaît le Père, sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler. (Mt 11, 27)

Au jour de l’Ascension, enfin, le Christ peut laisser l’amour de son Père le transpercer et sa gloire rayonner. Il monte aux cieux avec tout ce qu’il est : les paroles échangées avec Pierre au bord du lac, le regard de Jean et son amitié, le bonheur de Thomas au jour où il saisit ses mains trouées, la nuit du tombeau, la supplique du bon larron et sa foi, les blessures infligées par la couronne d’épines, le fouet, les clous et la lance, les effluves du parfum de Marie-Madeleine et la puanteur du cadavre de Lazare, la pression des foules et leur brouhaha, le goût des pains et des poissons multipliés, l’ivresse du vin de Cana, les enseignements des docteurs du Temple lors de sa première venue à Jérusalem, les baisers de sa mère et la voix paternelle de Joseph, l’odeur orientale des mages et la lumière de leur or, les yeux brillants des bergers admiratifs et étonnés, la chaleur du bœuf et de l’âne gris qui perpétuait celle du sein de Marie. C’est tout cela que le Christ assume, emmène auprès de son Père dans les cieux, toute sa vie se trouve désormais réunie en un présent unique et éternel.

Et lorsque les anges ajoutent : Il reviendra de la même manière. Ils ne veulent certainement pas dire qu’il reviendra de l’éternel présent où il se trouve désormais dans la dispersion de notre histoire mais bien plutôt que son retour produira le même effet, c’est-à-dire qu’il sera aussi l’assomption de notre histoire en Dieu par Jésus. Toute l’œuvre de sa vie aura été de rassembler en un unique acte d’adoration la dispersion de son histoire humaine. Son retour sera cette récapitulation aux dimensions de l’humanité toute entière. De la même manière que son histoire à lui a été récapitulée dans son Ascension, l’histoire du monde entier sera récapitulée dans son retour en gloire.  La bonne nouvelle de ce jour, c’est que nous n’avons pas de nous-mêmes à faire de nos vies une œuvre cohérente et splendide qui serait acceptable auprès de Dieu. C’est lui qui, par son Ascension et son retour en gloire assume chacun des instants de nos vies, et, les purifiant par l’action transformante de l’Esprit Saint les porte au cœur de Dieu. Aujourd’hui, le Christ monte au ciel : en y apportant son être tout entier, en portant son histoire personnelle au cœur de l’éternité, il ouvre nos vies à la vie éternelle. Amen.