SAINT HIPPOLYTE – DIMANCHE 6 AVRIL 2014
Vème DIMANCHE DE CARÊME
Alors Jésus se mit à pleurer.
Jésus reprit par l’émotion arriva au tombeau.
Il y a peu de moments où l’ Évangile laisse transparaître si explicitement les sentiments de Jésus. Devant la peine de Marthe et Marie, Jésus pleure nous dit l’évangéliste. Devant la mort de Lazare, Jésus est pris par l’émotion. Pourtant cela a de quoi nous étonner, en effet, pourquoi pleure-t-il alors qu’il sait pouvoir ressusciter Lazare ? Qu’est-ce qui le touche au plus profond de son être pour qu’il soit ainsi saisi par l’émotion devant le tombeau alors qu’il est la Résurrection et la Vie ?
Or, c’est précisément parce qu’il est la Vie que Jésus ne peut s’approcher du royaume de la mort, de ce lieu dans lequel se trouve Lazare, sans trembler. « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les être vivants. Il les a tous créés pour qu’ils subsistent »[1]. Une bonne fois pour toutes, comprenons que Dieu n’est pas celui qui envoie la mort, qu’il n’a pas de part avec elle. Nul ne hait autant que lui la mort des êtres vivants. D’ailleurs Marthe connaît cette incompatibilité de Jésus avec la mort : Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Voilà que Jésus s’approche du cadavre de son ami Lazare et cela le bouleverse, il est celui qui a fait l’homme pour la vie et il est saisi par l’émotion lorsque vient à son nez, l’haleine de la mort, l’odeur de putréfaction. Ce trouble dont il est saisi, c’est la manifestation implicite de cette affirmation explicite : Je suis la Résurrection et la Vie.
Jésus pleure en voyant la douleur de Marie et de ceux qui l’entourent. Les larmes humaines peuvent avoir des causes variées mais l’un des lieux où l’on pleure habituellement et le plus, c’est lorsque l’on rencontre la mort. Dans le deuil, les larmes sont l’expression de notre indignation et de notre incompréhension. En ces moments-là, ce qui nous déchire le cœur c’est que nous savons que le proche qui est parti était fait pour vivre : sa mort, même lorsqu’elle se produit à un âge canonique, n’est pas normale. Aucune mort n’est naturelle, elle surgit toujours comme un coup de couteau transperce une toile de maître.
Il n’y a rien de plus opposé à au projet du Seigneur qu’un cadavre qui gît entre quatre planches et pourtant nul n’y échappe : l’humanité tout entière à qui Dieu a insufflé la vie est blessée par la mort qui n’épargne personne. Si nous pleurons devant la mort d’un être aimé, combien plus Jésus fut-il ému par la mort de Lazare, lui qui est si étranger à cette déchéance de l’être humain, lui qui n’a aucune complicité avec le mal, lui qui est la Vie et qui a voulu notre vie.
Ce trouble est plein de silence. Jésus n’explique pas, il ne fait pas de discours devant le tombeau, il ne donne pas de mots de réconfort. Il n’a rien à dire et il ne dit rien. Voici que l’homme façonné de ses mains a été défiguré, l’ivraie s’est mêlée au bon grain pour tout gâcher, son chef d’œuvre a été dénaturé. Son trouble est fait de l’amour infini qu’il a pour sa créature et de sa répulsion pour tout ce qui la corrompt. Bien sûr, il vient changer cette scène de deuil en scène de joie, et pourtant il pleure car il sait bien qu’un jour Lazare devra mourir de nouveau parce que la mort tient tout la création en son pouvoir. Il pleure et dans sa douleur, il reste silencieux. Il n’est pas venu expliquer, il est venu vaincre.
Il est venu porter la vie au royaume des morts et il le fait par sa parole : Lazare, viens dehors. Cédant déjà sous la force de son adversaire, la mort se voit obligée de rendre sa proie. Une bataille est remportée mais il reste la guerre à gagner, cette victoire temporaire qu’est la résurrection de Lazare annonce la victoire que le Christ remportera définitivement sur la mort en allant lui-même au cœur de la nuit. Alors la lumière luira dans les ténèbres, les ténèbres disparaîtront, la vie plongera au cœur de la mort pour la faire mourir.
C’est cette perspective qui trouble le plus profondément Jésus ; car, si la mort de ceux dont il a désiré la vie transperce le Fils de Dieu, combien plus a-t-il dû être saisi à l’idée qu’il devrait lui-même aller au centre de la forteresse ennemie, au cœur de cette mort répugnante et haïe. Nous ne pouvons guère qu’imaginer l’aversion que Jésus a pour la mort, et ce trouble ainsi que ses pleurs au jardin de Gethsémani nous en donnent une idée.
En regardant Jésus qui pleure aujourd’hui, c’est la Vie elle-même que nous contemplons : émue par les larmes de ses amis, troublée par la mort de l’homme qu’elle a créé, bouleversée à l’idée de devoir se laisser saisir par son ennemi mortel pour pouvoir le détruire.
Amen
[1] Sagesse 1, 12-13.